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côte. Le vent, qui jusqu’alors nous avait favorisés, passa brusquement au nord, et comme il venait des montagnes et soufflait avec furie, nous ne tardâmes pas à nous trouver au beau milieu de l’Adriatique, bondissant sur la crête des vagues, dans un bateau non ponté. Chacune de ces vagues menaçait de nous engloutir. J’avais rendu la liberté aux deux pirates, leur promettant même une forte récompense s’ils nous tiraient de ce mauvais pas ; mais leur abattement et leur frayeur les rendaient incapables d’agir en bien ou en mal. Anetta, les mains levées vers le ciel, invoquait la Madonne ; moi-même je me sentais saisi d’une sorte de vertige causé par la fatigue, la privation d’alimens et le mouvement tumultueux de la mer. Je croyais rêver ; j’attendais impatiemment le réveil. Tout à coup, au moment où m’abandonnant à la destinée, je me laissais tomber sur le plancher de la barque, je vis une masse noire qui sortait du milieu des vagues et qui semblait se dresser le long de notre esquif. Au même instant, une terrible secousse brisa la barque en plusieurs pièces ; j’entendis un grand cri, je crus entrevoir les agrès d’un vaisseau, puis je ne vis ni n’entendis plus rien ; je me trouvai aveuglé et suffoqué par l’eau verdâtre et salée qui m’enveloppait de toutes parts. En moins d’une minute, la respiration me manqua, et je perdis connaissance. Quand je revins à moi, j’étais à bord d’un brick de Corfou qui se rendait à Venise. Les gens de l’équipage avaient vu un homme se débattant au milieu des débris d’une barque qu’au fort de la tempête leur navire avait brisée, et ils l’avaient recueilli. Quant à la malheureuse Anetta et aux deux pirates, qu’étaient-ils devenus ? On l’ignorait. Quatre jours après, je débarquai à Venise, triste et dégoûté des aventures. C’est alors que je regagnai mes montagnes. Mes compatriotes avaient besoin d’un vieux soldat pour commander leurs milices, d’un homme d’expérience pour dépister les malfaiteurs qui viendraient se cacher dans leurs rochers ; je me suis offert, et me voici.

En achevant sa narration, le commandant Leonardo laissa échapper un profond soupir, et fit le geste de s’essuyer le front pour ne pas avoir l’air de s’essuyer les yeux. Ses souvenirs semblaient l’accabler. Son récit n’avait pas duré moins d’une heure, et, quelque romanesque qu’il nous semblât, nous l’avions constamment écouté avec intérêt. Il nous faisait connaître à la fois le caractère mobile et audacieux des habitans des montagnes qui s’étendent de Trente à Trieste, et leur façon vive, colorée, dramatique même, de raconter leurs aventures.

Tout en écoutant les récits du commandant et les commentaires dont il les accompagnait, j’examinais, à la dérobée, la contrée que