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pénétrans, à continuer la vie qu’il avait menée jusque-là, à s’en retourner avec moi. Cependant, mon allocution fut interrompue par les hurras de la bande, qui fondait sur moi à couteaux tirés ; une balle vint même siffler à mes oreilles, mais je ne me déconcertai point : l’épouvante ne pouvait m’atteindre, j’étais dans ma vocation.

Seph eut conscience du danger qui me menaçait, et, les yeux enflammés de colère, hors de lui : Arrêtez ! cria-t-il à ces bêtes féroces, arrêtez ! le premier qui s’avance à dix pas, je l’étends raide mort avec ce pistolet ! Retirez-vous, j’ai à m’entretenir avec mon père adoptif.

Puis, m’adressant la parole d’un ton calme : Au nom de Dieu dont vous êtes le serviteur, dites-moi, cet homme enterré sous le saule vert du petit sentier qui longe le cimetière, cet homme était-il Bohême ?

La question ainsi posée, je devais répondre : Oui.

— Eh bien donc, reprit-il, je n’abandonnerai pas ce malheureux peuple auquel j’appartiens, et qui m’appartient ; sa destinée et sa misère me sont communes ; anathème ou gloire, je veux tout partager avec lui. Moïse a-t-il abandonné en Égypte son peuple humilié ? et cependant Moïse avait été nourri dans la maison de Pharaon, instruit dans la sagesse des Égyptiens ; ce que je dois faire est écrit dans ma conscience : manquer à cette loi serait d’un lâche.

— Mais n’as-tu donc pas de honte ? un chrétien passer au camp des païens !

— Avant Moïse et le Christ, ce malheureux peuple existait ! Un homme renie-t-il son père et sa mère ? Je suis Bohême !

— Eh bien donc, fais ce qui te semble juste ; pourtant j’eusse mieux aimé te voir mort que perdu peut-être à toute éternité. Ah ! Seph, que n’es-tu resté avec moi ! je t’aurais conduit à Goettingue ; j’aurais voulu dépenser jusqu’à mon dernier pfennig pour ton instruction, et avec une tête comme la tienne tu serais infailliblement devenu quelque chose dans le monde ; mais hélas !

La belle jeune fille, qui se tenait derrière lui pendant cet entretien, s’était avancée un peu.

— Quelle est cette fille ? m’écriai-je. Vas-tu donc vivre avec elle comme un païen ? Que de honte et de chagrin pour moi !

— Elle est ma fiancée, reprit Seph, et pour vous épargner tout scandale, mon père, mariez-nous. Vous êtes prêtre, donnez-nous votre bénédiction.

Je me recueillis un moment, l’esprit de Dieu descendit sur moi,