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visait tous les soirs, au XVIIIe siècle, sur les théâtres de société. Grace aux excitations de toute sorte qu’on trouve dans l’affluence du public, la curiosité qu’il témoigne, les encouragemens qu’il donne, chacun finit par trouver de quoi remplir son rôle. Il y avait un drame de joué au bout d’une heure ; il y a un roman de terminé au bout d’un mois. Mais ceux qui, au XVIIIe siècle, faisaient tous les soirs ce gaspillage d’intelligence étaient de grands seigneurs propres seulement à composer quelques madrigaux pour amuser leurs loisirs et ennuyer ceux des autres, tandis que les hommes qui font aujourd’hui un usage si prodigue de leur esprit sont de véritables gens de lettres, destinés, sinon à glorifier la pensée humaine par des œuvres impérissables, du moins à comprendre l’art et à poursuivre un but élevé.

Parmi les romanciers feuilletonnistes, nous ne parlerons pas de ceux dont les œuvres sont encore enfouies sous les colonnes des journaux. Laissons-les eux-mêmes exhumer les morts qu’ils ont semés çà et là sur les champs de bataille de la presse quotidienne, pour leur donner la sépulture définitive de l’in-octavo. Aujourd’hui, parlons seulement de ceux qui se sont acquittés de ce pieux devoir envers les créations de leur esprit. Mathilde est l’exemple le plus frappant que nous puissions citer à l’appui de ce que nous avons dit contre le funeste mode de publication qu’ont adopté la plupart de nos romanciers. C’est un roman qui, malgré tous ses défauts, ses prétentions psychologiques, ses interminables longueurs, ses affectations un peu puériles d’élégance mondaine, excite cependant l’intérêt et justifie jusqu’à un certain point la curiosité dont il a été entouré. Je crois que cette œuvre, méditée avec soin par M. Sue, aurait eu son genre de valeur en présentant plus de correction dans son style, et surtout en paraissant sous des proportions raisonnables. Six volumes, grand Dieu ! c’est plus long que les Confessions de Jean-Jacques. Il est vrai qu’il ne s’agissait de rien moins que de nous initier à tous les mystères du cœur d’une jeune femme.

Des connaissances complètes en pareille matière supposent chez l’écrivain des études faites autre part qu’aux écoles, et c’est une supposition qu’il est agréable de faire naître dans l’esprit de ses lecteurs. La Mathilde de M. Sue ne nous fait grace d’aucune de ses pensées. Je me souviens d’une phrase où elle dit : « Moi qui ai toujours, hélas ! abusé de l’analyse. » Il faut convenir qu’elle se rend un peu justice. Je crois que les philosophes de l’école écossaise eux-mêmes seraient vaincus par elle dans l’observation de tous les phénomènes de l’ame. Du reste, ce n’est pas une psychologie pleine d’afféterie et de manière, comme celle de la Marianne de Marivaux ; la finesse des détails, le soin extrême de l’examen, n’excluent pas une certaine impétuosité de sentiment, qui s’épanche avec assez de bonheur en quelques passages de ce roman. Cet amour plein d’effusion et de reconnaissance, que la jeune fille pure a pour son époux, est rendu avec force et avec charme. L’attachement qu’inspire plus tard M. de Rochegune, et celui qu’il ressent lui-même, ont le grand inconvénient des tardives amours : je ne crois pas que les dieux leur sourient. Dans le roman et dans la vie réelle, ces attachemens ont toujours