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quelque chose d’incomplet. Il faut que deux ames qui se mirent, pour ainsi dire, l’une dans l’autre, ne voient pas flotter à la surface des belles ondes où elles se contemplent des images mal effacées. Et puis, ce M. de Rochegune a un caractère qui rappelle par trop aussi celui du chevalier Grandisson. Voilà un reproche nouveau adressé à M. Sue, qui nous avait toujours montré l’humanité sous une couleur si désespérante dans ses romans, et surtout dans ses préfaces pleines d’une ironie désolée. Quoique la critique fasse profession d’encourager cette tendance à des pensées plus douces, on ne peut point s’empêcher cependant de prier l’auteur d’épargner à notre mauvaise nature le dépit qu’elle ressent toujours en face d’une image trop parfaite de la vertu. La manière chevaleresque dont M. de Rochegune proclame son amour pour Mathilde à la face de tous, manque de naturel et de vérité. Le romancier tombe, d’ailleurs, dans une faute qu’on a bien des fois signalée. Après avoir prêté à son héros un langage quelque peu chargé d’effets oratoires et de métaphores, il s’extasie lui-même sur l’éloquence de celui qu’il a fait parler. Hélas ! Un seul homme a pu dire de lui, en rapportant ses propres paroles : « J’étais sublime. » C’est Jean-Jacques, quand, après s’être jeté aux genoux de Aline d’Houdetot, sous les bosquets de la Chevrette, il se relève tout à coup rayonnant et inspiré. Depuis, les romanciers ont appliqué bien des fois le mot de Rousseau ou à eux-mêmes ou à leurs personnages, mais ils l’ont fait sans en avoir le droit, et le lecteur a toujours cassé leur jugement. Un seul des êtres créés par M. Sue peut disputer le prix de la vertu à M. de Rochegune : c’est M. de Mortagne, son maître. Ce vénérable vieillard n’a que deux défauts, il est bonapartiste, et il laisse croître une barbe blanche fort malséante avec les habits étriqués de notre temps. Du reste, il emploie toute sa fortune à soulager le malheur et à faire bénir son nom. Malheureusement son caractère, naturellement fougueux, donne à sa philantropie quelque chose d’impétueux et de violent qui lui attire souvent des affaires périlleuses. D’infâmes machinations l’ont fait enfermer sous les plombs de Venise, et, au lieu d’en rapporter la résignation soporifique dont sont empreints les Mémoires de Silvio Pellico, il en est revenu avec un sang plus ardent et une humeur plus aigrie. En définitive, c’est un personnage assez dangereux, car son honnêteté, qui peut l’égarer quelquefois, lui met les armes à la main aussi souvent que la bourse. Saint Vincent de Paule faisait autant de bien que lui, sans cacher sous sa soutane une ceinture garnie de poignards et de pistolets. L’amie de M. de Mortagne, la duchesse de Richeville, est la mère que les poètes dramatiques nous ont si souvent représentée, craignant de rougir devant son enfant. Emma, cette enfant bien-aimée, est la sensitive que nous connaissons aussi, une de ces jeunes filles comme, Dieu merci, il n’en existe pas ici-bas, qu’un seul regard peut rendre folle, qu’un seul mot peut tuer. Son ame reçoit toutes les impressions et tressaille au moindre choc ; aussi il arrive qu’un souffle un peu trop fort brise un jour cette harpe éolienne. Mais, pour qu’un personnage fictif arrache une larme, il faut qu’il appartienne à cette terre, que la vie dont l’avait doué et dont le prive une imagination créatrice, ait été puisée non-seu-