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bien même il vous eût confié les ennuis de son cœur, vous ne les auriez pas compris, ames champêtres et naïves, qui avez toujours ignoré la vanité de la science, les tortures de l’ambition, les terreurs de l’amour, les angoisses de l’amour-propre. Il allait, encore tout meurtri par les rudes pensées qui l’avaient secoué la veille, aiguisant ses argumens, passant en revue toutes ses forces, se récitant à lui-même les volumes de sa bibliothèque, tour à tour agité par l’espoir et par la crainte, suivant qu’il trouvait sa mémoire docile ou revêche. Au bout de deux heures, il se fit dans ses souvenirs une telle confusion de textes, Hippocrate et Parny, l’ode et la phlyctène, l’élégie et la phlogose, se mêlèrent d’une façon si étrange dans son pauvre cerveau fatigué, qu’il crut sentir tous les rayons de sa bibliothèque danser sous sa perruque une sarabande infernale. L’infortuné n’en était plus aux diables bleus, mais à tout ce que l’enfer a de plus noir en fait de diables. Je n’affirmerais pas que la raison d’Aristide eût tenu quelques heures de plus contre cet horrible cauchemar, et j’oserais même assurer qu’elle était déjà bien ébranlée et près de céder, lorsque, heureusement pour la cervelle de son maître, Colette s’arrêta devant la grille du parc de Riquemont. Aristide leva le loquet avec le manche de sa cravache, et Colette, poussant avec sa tête la porte obéissante, prit un petit trot tout gaillard qui conduisit d’un seul trait le docteur sur la terrasse du château.

Ce château était, avant que M. Riquemont l’occupât, un des rares refuges ouverts encore à la poésie exilée. Le temps en avait tapissé les murs de ravenelles et de campanules. La girouette fleurdelisée criait au vent sur la tringle rouillée ; l’écusson seigneurial se cachait humblement au-dessus de la porte sous des touffes de pariétaire. L’intérieur en était mystérieux et sombre ; on ne pouvait y marcher sans éveiller un écho du passé. Les boiseries étaient de chêne sculpté ; aux lambris pendaient les portraits de famille dans leurs vieux cadres enfumés. Mais, plus impitoyable que le temps, M. Riquemont était venu, et, avec ce tact exquis qu’il apportait en toute chose, il avait remis à neuf et façonné à son image ce vénérable et poétique débris. La fleur de lis de la girouette s’était vue détrônée par un chasseur de fer-blanc, précédé d’un chien en arrêt. Les murs, dépouillés de leur robe de fleurs et de feuillage, avaient été blanchis à la chaux. L’écusson seigneurial était tombé sous le marteau. M. Riquemont avait fait abattre les tourelles pour anéantir tout vestige de féodalité. Il se vantait d’avoir aboli dans ses domaines la dîme, la corvée et le droit du seigneur. Il avait fait une écurie de la chapelle. Louise avait