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grossies ou rapetissées, suivant les besoins de l’optique théâtrale : cette armée désappointée, disons-nous, protesta vivement contre l’intrusion sur notre première scène d’un art, à son avis, extravagant et effréné. Une autre brigade de la même troupe, plus frappée de la grandeur du but et de la nouveauté des moyens, applaudit, tout en faisant quelques réserves, à cette forme de drame insolite et fantasque, mais puissant et gracieux, qui, par ses effets comme par son principe, constitue un genre à part, un genre qui a ses inconvéniens, sans doute, mais qui les rachète avec usure par des beautés de premier ordre.

Qu’est-ce donc que ce nouveau drame que M. Victor Hugo créait avec tant d’éclat et de verve dans Hernani, qu’il a continué en le modifiant, je ne dirai pas en le perfectionnant, dans toutes les pièces qui ont suivi, et auquel il revient dans son dernier ouvrage, les Burgraves, avec une puissance d’exécution égale et, en quelques parties, supérieure à celle de son début ? Ce genre de drame, qui a eu des analogues en Grèce, en Angleterre, en Allemagne, n’en a point sur notre scène, au moins dans le mode sérieux ; il s’adresse à une faculté dont nous ne sommes pas entièrement dépourvus, dieu merci ! mais qui est loin chez nous d’être dominante, l’imagination. À tort ou à raison, M. Hugo a regardé comme épuisé le drame héroïque et sévère de Corneille, la tragédie mythologique et tendre de Racine, la tragédie passionnée et philosophique de Voltaire. Ces trois poètes s’adressaient à l’esprit, à l’ame, à la raison ; M. Victor Hugo crut pouvoir s’adresser en outre et surtout à la fantaisie. Aux combinaisons purement humaines, passionnées, raisonnables, il ajouta des combinaisons surnaturelles et fantastiques ; on avait dramatisé la fable et l’histoire, il crut pouvoir dramatiser la légende. Nos grands poètes tragiques avaient évoqué des hommes ; ils s’étaient assujétis aux conditions de vraisemblance qui résultent du jeu des passions humaines, et ils en avaient tiré des chefs-d’œuvre de toute sorte. M. Hugo nous présente un spectacle tout différent : ce n’est ni la réalité humaine ni la littéralité historique qu’il a en vue. Ses personnages sont des fantômes, des ombres évoquées par sa baguette magique ; ce sont, même quand ils s’appellent Charles-Quint ou Frédéric de Souabe, les fils de son imagination, les représentans de sa pensée, qu’il introduit, qu’il transforme, qu’il fait évanouir quand et comme il lui plaît ; son drame est un rêve, mais un rêve, si on l’ose dire, taillé dans le granit ou ciselé sur l’acier. Hernani nous avait montré une romance espagnole élevée aux dimensions du