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LA RUSSIE.

ces mélodies singulières. Je me fis présenter au chef de la troupe, et lui demandai respectueusement s’il ne pourrait pas m’en noter quelques-unes. Il me regarda du haut de sa grandeur, comme un souverain qui parle à un sujet audacieux, et me répondit par une phrase laconique qui se traduisait mot pour mot en ce vers de douze pieds :

Ce que l’ame a senti, la main ne peut l’écrire.

Puis il me tourna le dos et s’en alla recevoir les félicitations de ses courtisans.

Tous les convives du bal, jeunes et vieux, au nombre de plus de deux cents, avaient assisté à cette scène musicale avec un vif intérêt et applaudi à différentes reprises avec enthousiasme. Quoique les bohémiennes se montrent souvent dans les réunions publiques de Moscou, chaque fois qu’on les voit revenir avec leur manteau de pourpre et leur turban, chaque fois qu’elles entonnent leurs singuliers chants, elles excitent autour d’elles un nouveau sentiment de curiosité et une vive émotion. Il semble que les souvenirs de leur patrie lointaine se réveillent à leur vue, et que l’influence jadis exercée par l’Orient sur Moscou se perpétue par l’aspect de ces noires beautés, par les mélodies de la tribu nomade. Dès qu’elles eurent quitté d’un pas léger leur estrade, tous les spectateurs se dispersèrent dans les salles voisines, et s’assirent deux à deux, quatre à quatre, autour des jeux de cartes. Un instant après, ils étaient absorbés dans la contemplation des as et l’amour des matadors. Le salon de lecture, enrichi de tous les livres étrangers et de tous les journaux français, allemands, anglais tolérés par la censure, resta, je dois le dire, à peu près désert.

La ville de Moscou, si grande qu’elle soit, a pris déjà les allures d’une ville de province. Le pouvoir suprême n’est pas là, on a les yeux tournés du côté de Pétersbourg ; on se demande des nouvelles de l’empereur et des princes, on fait de petites histoires sur les gens de la cour et les officiers du palais, comme on en fait dans nos chefs-lieux de préfecture sur les ministres et les chambres. La curiosité d’une population avide de connaître les actions et la pensée des hommes qui la régissent s’alimente par les commentaires de gazettes, les chroniques de salons ; éloignée des hautes affaires, la cité s’abandonne au désœuvrement, et, pour échapper à l’ennui, se jette dans le tourbillon des fêtes et des bals. Après Vienne, je ne connais pas une ville où la société soit aussi préoccupée du soin de bien vivre qu’à Moscou. Chaque anniversaire est célébré par elle avec empressement, chaque solennité religieuse ou politique lui apporte quelque joie épicurienne. La religion grecque seconde merveilleusement, sous ce rapport, les instincts de plaisir de cette population. Le martyrologe grec a conservé des myriades de héros chrétiens, d’apôtres miraculeux, de palmes et d’auréoles. Le calendrier de l’église n’a pas encore subi les atteintes d’une main profane ; il indique plus de cent cinquante jours de fête par an, et quand la matinée de ces jours pieux a été employée en prières et en pèlerinages dans les églises, l’après-midi et la soirée peuvent être sans remords consacrés aux promenades joyeuses et au dolce far niente. Ces