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jours-là, les quartiers de Moscou se dépeuplent comme les villes d’Allemagne par un beau dimanche d’été ; tout le monde s’en va errer gaiement dans les environs, sous les verts rameaux du parc de Petrowski, entre les pins touffus de Sagolnik. Les femmes du monde se promènent en grande toilette dans d’élégantes voitures à quatre chevaux ; les bons bourgeois s’asseoient sur le gazon avec leurs femmes et leurs enfans. Toute la forêt est parsemée de petites tables couvertes de tasses en porcelaine ; de tous côtés s’élève la fumée odorante du samovar[1]. On se croirait au sein d’une population émigrante, qui ferait une halte vers le milieu de la journée. Puis voilà que les musiciens entrent dans leur pavillon, voilà que dans cette forêt du Nord résonnent tour à tour les plus belles mélodies italiennes, quelque vieux chant national qui émeut tous les cœurs, et l’air de la mazurka, qui met en branle filles et garçons. La foule s’accroît, les riches équipages tournent par les allées de sable et se succèdent sans interruption ; le peuple est là qui court, qui chante, ou qui contemple en silence le luxe des modes parisiennes, renouvelées à chaque saison dans sa vieille cité, et le faste de son aristocratie. Le Prater n’est pas plus riant, et Longchamps, dans ses jours sans nuages, n’est pas plus splendide.

Je ferais grand tort pourtant à la ville de Moscou, si, en essayant ainsi de décrire ses mœurs aimables, je pouvais donner à penser qu’elle ne songe qu’à ses promenades et à ses brillantes réunions. Il y a là au contraire un mouvement commercial et industriel qui grandit d’année en année, et un mouvement littéraire très caractéristique et très distingué.

Le Gastinoi-Dvor, immense bazar plus vaste encore et plus riche que celui de Pétersbourg, est le point central d’une population active, laborieuse, qui a le génie du négoce et l’instinct de toutes les spéculations. À voir les sombres galeries de cet édifice, ses boutiques étroites, ses magasins sans luxe et sans étalage, on croirait volontiers que ce bazar n’est ouvert qu’à quelques modestes trafiquans en détail, et il renferme des entrepôts où les marchandises les plus précieuses s’entassent par tonnes et par quintaux. Il y a là des générations entières d’acheteurs et de vendeurs, qui ont sucé, pour ainsi dire, comme les Hollandais, l’amour des chiffres avec le lait maternel. Cet homme que vous voyez avec la longue barbe de moujik, vêtu d’une méchante redingote rapée, se promenant de long en large devant sa boutique, comme s’il cherchait une occasion de vendre une paire de vieilles bottes, fait des affaires avec le monde entier, reçoit des cargaisons de denrées de la Perse et de la Chine, de l’Angleterre et de la France. Cet autre qui est penché sur son pupitre, et travaille du matin au soir comme un pauvre serviteur tremblant de mécontenter son maître, possède dix maisons en ville et place des millions à la banque. En voici un qui s’en va modestement dans un cabaret voisin fumer une pipe de terre et prendre une tasse de thé, et, pendant qu’il compte

  1. Grande et haute théière en bronze, meuble essentiellement populaire et national.