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jamais. Tout l’or réuni du Mexique et du Pérou n’enfante chez lui que la famine ; et comme la réalité a été pour ce peuple une sorte d’imbroglio dans lequel la Providence s’est complue à l’enlacer étroitement, à le mener, les yeux fermés, de surprise en surprise, on peut dire qu’il en a été de même de son art, et que le drame est devenu instinctivement, nécessairement, la forme classique de sa pensée.

Ce n’est pas que les élémens même de l’épopée manquassent au génie de l’Espagne. Que sont en soi ces chants populaires, ces romances fameuses du Cid, de Bernard de Carpio, des infans de Lara, sinon les ébauches d’une Iliade espagnole qui n’a jamais pu s’achever ni parvenir à sa maturité ? Lorsque vous voyez tous ces rhapsodes inconnus, que vous entendez cette multitude de voix qui chantent spontanément les traditions nationales, vous croyez que ce travail poétique de tout un peuple va aboutir à un Homère castillan ; eh bien ! par une des révolutions propres à cette histoire, c’est le contraire qui arrive. Le dénouement de ces chants naïfs, si sérieusement exaltés, c’est de produire le livre qui les bafoue tous ensemble. Au lieu d’être consacrés dans un récit harmonieux, ils seront soudainement parodiés ; l’écho grossissant de ces rhapsodes populaires ira se perdre dans la prose de Sancho Pança ; au moment où vous croyez saisir l’Iliade, vous rencontrez Don Quichotte.

Autre surprise ! Lorsque les grands écrivains de l’Espagne traitent sérieusement cette poésie populaire et nationale, ils la tournent en drame ; au lieu d’essayer de la développer en longs poèmes héroïques, ils la partagent en scènes ; d’où il arrive que le théâtre espagnol est le plus souvent une épopée dialoguée. De là viennent aussi la richesse, la puissance, la vie incomparable de ce théâtre. Tout afflue en Espagne de ce côté ; histoire, traditions, souvenirs, se résument, se renouvellent dans cette forme chaque jour improvisée. Les générations à peine éteintes ressuscitent dans la tragédie espagnole, avec leurs noms et leurs figures ; l’existence entière d’une race d’hommes, depuis les Cantabres de César jusqu’aux Catalans de Philippe IV, est dépensée, prodiguée sur la scène. Les vivans applaudissent les morts encore tièdes. Aussi ai-je peine à comprendre que, depuis Mme de Staël, ce que l’on a appelé l’art romantique soit le plus souvent attribué au génie des peuples du Nord, à l’exclusion de ceux du Midi. Si l’on entend par là l’inspiration immédiate des sentimens, des coutumes, des croyances modernes, quel théâtre s’est plus revêtu, non pas seulement du costume, mais aussi du génie national ? En est-il un seul, non pas même celui de Shakspeare, qui doive moins à l’étude, à l’imitation de l’antiquité ? Voulez-vous voir tout ce que peut faire un peuple moderne, renfermé en lui-même, comme si jamais ni Grecs ni Romains n’eussent existé, une race d’hommes qui se livre à l’inspiration de l’art, indépendamment de l’opinion et des règles accréditées dans le reste du genre humain : étudiez le théâtre espagnol. Vous serez quelquefois heurtés, souvent charmés, toujours étonnés, par ces prodiges de nouveauté et d’audace. Je doute qu’un homme abandonné, comme cet homme de Pascal, dans une île déserte, eût mieux conservé le type original de sa pensée à l’abri de toute espèce d’imita-