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REVUE. — CHRONIQUE.

tion servile. Quand vous lisez ces pièces enivrées de l’orgueil castillan, il vous semble qu’avant ce peuple il n’existait rien au monde, et que la nature et l’histoire ont commencé avec l’Espagne ; mais telle est la sincérité, la puissance de la passion, qu’elle vous ramène, quelquefois soudainement, aux effets de la scène grecque, par le chemin qui en semblait le plus éloigné. Ces pièces tiennent de la poésie lyrique par l’impression du climat, du soleil, par tous les parfums prodigués de la terre et du ciel ; elles tiennent de l’épopée par le merveilleux, car les rêves mêmes y sont personnifiés, et la passion y laisse si peu de trêve que les songes du héros prennent un corps visible ; ils s’agitent ensemble et conversent entre eux pendant son sommeil. Ce qu’il y a d’émotion contenue dans le christianisme s’exhale librement sur cette scène africaine ; l’ardeur et le sang de l’Arabie pénètrent jusque dans les abstractions personnifiées du christianisme. Que de miracles s’accomplissent sous l’œil du spectateur ! La croix plantée au bord du chemin agite ses deux bras pour couvrir la Castille ; les saints ressuscitent. L’ange du bien et l’ange du mal se placent à la droite et à la gauche du héros. D’autres fois c’est le Christ lui-même qui se détache du fond des tableaux appendus à la muraille ; il interrompt les faux sermens en soulevant sa paupière et sa main irritée. La terre et le ciel catholiques conspirent ainsi à l’action, qui, dans les autos sacramentales, va jusqu’à embrasser l’univers. Mélange de glace et de violence, de volupté et de torture, c’est tour à tour l’inspiration de l’amour, de l’héroïsme et de l’inquisition. Ajoutez que tout cela est exprimé le plus souvent sur le mètre naïf des romances et des chants populaires, ce qui ajoute à la simplicité de l’expression quand elle est simple, et ce qui donne à la pompe, à la splendeur, à l’exagération même, je ne sais quoi de naturel et de vrai qui semble partir du cœur même du peuple. Voilà quelques-uns des traits généraux du théâtre espagnol. Mais combien de physionomies particulières ne prend-il pas, suivant qu’il sert d’interprète à la grace chevaleresque dans Lope de Vega, à la gravité orientale dans Calderon, à la fantaisie dans Tirso de Molina, à la beauté morale dans Alarcon, à l’ironie dans Moreto, à la suavité dans François de Rojas, à la férocité dans Bermudez ! et encore, dans chacun de ces hommes, combien d’hommes différens ! Au moment où j’essaie de les caractériser, j’aperçois chez eux une qualité opposée ; ils prennent plaisir à déconcerter toujours la règle et l’opinion reçue. Dans cette variété inépuisable, il faut se contenter d’abord de partager ces œuvres spontanées en familles et en espèces, comme on fait dans l’histoire naturelle pour ces plantes qui poussent à profusion dans une terre vierge nouvellement découverte.

L’originalité que les écrivains espagnols ont atteinte dans le drame, ils sont loin de l’avoir conservée au même degré dans l’histoire. C’est même une chose frappante de penser que les mêmes hommes qui ont rejeté avec tant d’audace le joug de l’antiquité dans la poésie, l’ont accepté si docilement dans le récit des faits réels. Si habiles écrivains qu’ils puissent être, Mendoza, Moncada, Melo, ont les yeux attachés sur Salluste et sur Tacite.