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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

pris au vulgaire, ce n’est pas un acte aussi hardi qu’on le pourrait croire ; c’est même une insinuation flatteuse adressée à tous ceux qui voudront bien ne pas se confondre avec le vulgaire. Les vraies barrières de l’écrivain, celles qui ont résisté à l’irruption du succès, ne sont point là. Elles sont dans la nature de ses idées et dans sa manière de les présenter par la pointe ; elles sont dans la contexture de ses livres et dans la forme de son style, dans cette langue sinon sacrée, du moins quelque peu hiéroglyphique, qu’il s’est créée à force d’ellipses, de tours hachés, de sens rompus ou interrompus, et faits pour rebuter une curiosité purement oisive, à force de rapprochemens disparates, au premier abord, entre des propositions dont il omet les termes intermédiaires, d’allusions à peine indiquées, de demi-mots, de taquineries, d’espiègleries de tout genre ; elles sont encore dans son empressement à brusquer ou à persifler les opinions ou les goûts établis : elles sont en un mot dans toutes ces précautions qu’il prend pour forcer son lecteur à penser ou à le prendre en haine. Rien n’est clair d’ailleurs comme sa petite phrase nette et, quoique pleine, preste et concise. Tout le travail qu’il impose porte sur les pensées, mais c’est là un travail réel, indispensable, et qui, outre l’application actuelle, demande souvent, pour aboutir à un résultat, toute une bonne éducation antérieure. Voilà derrière quelles difficultés il s’est barricadé ; voilà comment il s’est rendu inabordable à deux classes de lecteurs en dehors desquelles il n’y a plus de foule : les lecteurs indolens et les lecteurs ignorans. Il ne s’est donc point borné à répéter d’un air hautain la première partie du vers d’Horace ; il en a mis la fin dans sa pratique : et arceo. Il a mis à éloigner le profane un soin, un art, presque un génie, et, dans tous les cas, une bonne foi que personne avant lui, pas même Horace, n’avait été aussi jaloux d’appliquer à ce but. Peut-être s’en est-il payé par le plaisir d’être en cela encore comme nul autre ; mais enfin il a donné des gages à son dire : il s’est jeté résolument, sincèrement, loin des régions faciles où le succès croît et fleurit sous le battement des pieds de la multitude, dans l’île quasi déserte où devait se rencontrer son lecteur unique ou tout au plus ses quarante Mme Roland, et il a brûlé ses vaisseaux. Il a cherché un succès peu bruyant, mais exquis, des applaudissemens rares, mais délicats. Il a donné à notre époque cet exemple trop peu répété d’un talent et d’une renommée qui ne sont exploités ni dans le sens de l’argent ni dans le sens d’une grossière satisfaction de vanité. Il s’est tenu debout au milieu du courant qui emporte vers cette double proie tant d’appétits plus gloutons qu’épurés,