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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

l’analyse sûre, le coup d’œil pénétrant, et il s’incline devant M. de Tracy aussi profondément que devant Cabanis. Voilà déjà l’homme étudié par abstraction, dans ses organes, dans ses facultés, et tel que le présentent les sciences qui ont pour objet l’une ou l’autre des deux faces de sa nature. Il faut le voir maintenant à l’œuvre comme être social, et sous l’influence des climats ou des gouvernemens. Alors se présente une nouvelle série d’études sérieusement faites et attestées par les traces que l’on retrouve dans ses écrits de Machiavel, de Montesquieu, de Delolme, de Bentham, de Malthus, aux élucubrations duquel M. de Stendhal ajoute, par parenthèse, une singulière idée, celle d’utiliser, au profit de la dépopulation, un expédient dont on use encore en Italie dans un intérêt purement musical. Tous ces documens amassés, il reste à les compléter et à les contrôler par l’histoire. Ici M. de Stendhal n’accorde d’autorité qu’aux originaux, c’est-à-dire aux écrits du temps, mémoires, correspondances, récits historiques, pièces authentiques, etc. Il veut prendre les passions sur le fait. C’est avec un beau mouvement d’orgueil et de défi qu’on le voit quelque part éloigner d’avance les contradicteurs par cette exclamation : « L’homme qui écrit ces lignes a parcouru toute l’Europe, de Naples à Moscou, avec cent auteurs tous originaux dans sa calèche. » Quant aux historiens qui ont rédigé après coup, il les récuse comme vendus à un pouvoir ou à un système. Nous retrouvons bien là sa circonspection méfiante et sa méthode expérimentale.

Tous les travaux que nous venons d’énumérer jusqu’ici n’ont eu en effet pour but et pour résultat que de lui aiguiser l’esprit, de lui ouvrir des veines d’informations, de lui fournir des thèmes à vérifier. Son étude capitale a porté sur l’homme vivant, sur l’homme qu’il pouvait voir et toucher, et il l’a regardé d’un bout à l’autre de l’Europe, d’un bout à l’autre de l’échelle sociale. Ainsi la physiologie, la métaphysique, la politique, la philosophie de l’histoire, l’histoire proprement dite, et par-dessus tout cela la vie pratique, les salons et les bivouacs depuis Naples jusqu’à Moscou, tels sont les fondemens sur lesquels M. de Stendhal a voulu asseoir les quelques idées qu’il allait mettre en œuvre, et tous ces matériaux étaient rassemblés, tous ces fondemens jetés, lorsque, pour la première fois, à l’âge de trente-un ans, l’observateur commença l’apprentissage d’un nouveau métier, celui d’écrivain. De tous ceux qu’il a exercés, ce métier est le seul qui n’en ait jamais été un pour lui ; mais les autres ont mer-