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Les esprits attendaient, les peuples étaient préparés ; la flamme jetée dans les épis gagne et dévore la moisson sèche et jaunissante avec une rapidité moins énergique que celle qui propagea l’imprimerie en Europe. En vingt années, de 1466 à 1486, on voit quatre-vingt-six ateliers d’imprimerie qui sortent de terre, et cela non-seulement dans les capitales, mais dans de petites villes de second et de troisième ordre, comme Alost, Udine, Zwoll, Reggio, Rostock, Ulm et Lawingen. La merveille enivrait toutes les pensées, savans et rois, manans et grands seigneurs. Ceux qui ne connaissaient pas les détails de l’opération magique s’ingéniaient à la deviner ; ils passaient des mois à imiter Gutenberg, à fondre, à couler, à tailler, à égaliser des caractères. Toute une famille se mettait à l’œuvre, et à la fin de ces vieux livres, elle ne manquait guère de chanter le Te Deum de son chef-d’œuvre accompli. À Florence, un orfèvre nommé Bernard Cennini, aidé de ses fils Pierre et Dominique, parvint à imprimer, en 1472, la vie de sainte Catherine de Sienne, exploit dont il conserva, dans ces mots naïfs qui terminent le volume, le souvenir mémorable : Aidé de mon fils Dominique, jeune homme d’un très bon caractère, j’ai gravé sur cuivre et ensuite fondu les lettres qui m’ont servi à imprimer ce volume ; mon autre fils Pierre l’a corrigé avec tout le soin qu’il a pu y mettre. — Tu vois, ajoute le républicain de Florence, qu’il n’y a rien que ne puisse faire le génie des Florentins :

Florentinis ingeniis nil arduum.

Que devinrent, dans ce mouvement général émané de l’Allemagne, notre France et sa grande ville ? Bientôt nous examinerons en détail, dans toute l’Europe et chez nous-mêmes, les progrès rapides de l’invention nouvelle. J’ai encore à parler de ses temps fabuleux, de sa mythologie, de sa légende ; légende curieuse, nécessaire à l’histoire de l’esprit humain. C’est un conte de fées, un rêve allemand à propos de types de plomb et de morceaux d’étain. Tout le monde attendait ce messie industriel avec tant d’anxiété, on avait si long-temps travaillé à trouver le grand arcane, les premiers essais avaient été couverts de si mystérieuses ténèbres, et l’on était si légitimement glorieux du succès obtenu, que l’imagination populaire, travaillant à sa guise sur la réalité de la merveille, la fit disparaître dans l’éclat fabuleux de ses arabesques. Rien de plus matériel sans doute que les procédés de l’imprimerie ; rien de plus idéal que cette légende que l’orgueil national a brodée de mille façons