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REVUE. — CHRONIQUE.

du ciel pour soutenir la créature humaine dans le redoutable passage de la lumière de cette vie à la lumière d’un autre monde. Racine ne s’est point servi des idées de sa religion à l’égard d’Hippolyte pour comprendre ce qu’il y avait de sympathique avec ces idées dans le fils de l’Amazone ; il les a employées au contraire à repousser entièrement un caractère imprégné de la plus intime essence d’une religion étrangère. Au lieu d’être l’amant radieux d’une déesse, Hippolyte n’est qu’un froid chevalier ayant une dame qu’il honore d’un culte respectueusement glacial. Figurez-vous un poète qui, voulant mettre sainte Thérèse en scène, remplacerait les sublimes désordres de son amour spirituel pour le fils de Dieu par un commerce d’une galanterie réservée avec un jeune seigneur des environs de son couvent : vous aurez ce qu’a fait Racine. Aucun acteur, eût-il le génie de Talma et la figure d’Antinoüs, ne saurait tirer quelque chose de ce personnage inerte. Plus il chercherait à se rapprocher de l’antique, plus il ferait paraître choquant le caractère qu’il voudrait rendre. L’habit de soie, le chapeau à plumes, tout le costume de carrousel des acteurs d’autrefois n’était que la traduction exacte et saillante d’un semblable rôle. Racine lui-même l’a si bien compris, qu’il a chargé le titre de sa pièce de transporter d’avance sur un autre personnage l’intérêt appelé par le tragique grec sur le fils de Thésée. La pièce antique se nommait Hippolyte, et la pièce moderne se nomme Phèdre.

Phèdre, voilà le rôle où le poète a mis toute son habileté et toute sa passion, voilà le rôle qui ressemble à ces gigantesques armures, œuvres d’un artisan divin, qu’un mortel entre une génération tout entière est assez fort pour porter. Jouer Phèdre comme Phèdre a été comprise par Racine, c’est avoir reçu une étincelle de cet amour sacré pour la poésie antique dont sont sortis les figures de Titien et les vers d’André Chénier. Avec les magnifiques élans de son amie vers les grands spectacles de la nature mêlés aux emportemens victorieux de ses sens, avec l’entourage splendide et mystérieux de sa famille immortelle, la fille de Minos entr’ouvre au fond de notre cœur ces abîmes de rêverie profonds et lumineux comme les flots de la Méditerranée, où nous font descendre les chants d’Homère. L’Hippolyte d’Euripide est, avec le Prométhée d’Eschyle, une de ces antiques tragédies où l’on sent circuler l’air des grèves et l’air des forêts. Si la pièce de Racine est dépouillée d’une partie du merveilleux mythologique, si elle n’offre point, comme la pièce grecque, une action qui commence par l’apparition de Vénus, et finit par l’apparition de Diane, elle est cependant illuminée par endroits de clartés tombées du ciel de la fable. Le dragon que Neptune fait sortir de ses cavernes marines pour amener la mort d’Hippolyte, rappelle aux spectateurs dans quel monde on est transporté. Le récit de Théramène conserve au dénouement de la tragédie française le caractère de religieuse terreur répandue sur l’œuvre d’Euripide. Mais c’est surtout dans le personnage de Phèdre que l’inspiration païenne est puissante et visible. Si un peintre voulait rendre la Phèdre de Racine, il devrait placer au-dessus d’elle, dans un coin lumineux du tableau,