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l’ardente image de Vénus. Ce vers sublime qui, par un phénomène presque unique, tomba de l’écrin d’Horace dans celui de Racine, sans rien perdre de son éblouissant éclat, ce vers gravé en caractères de feu dans toutes les mémoires :

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée,

renferme le sujet de toute la pièce. S’il n’est qu’une fois sur la bouche de l’actrice qui joue Phèdre, il doit être toujours dans son cœur.

C’est aux entrées que les grands acteurs se reconnaissent. Il faut qu’au moment où ils paraissent pour la première fois sur la scène, l’action soit commencée depuis long-temps dans leurs ames, que les spectateurs lisent sur leurs traits tout un passé de joie ou de souffrances. On sait quelle douce clarté baigne les yeux de Mlle Rachel quand elle fait son entrée dans Ariane, comme ses mains se joignent avec grace dans un geste de bonheur, comme sa démarche est légère, comme elle ressemble, tant elle a sur le front de jeunesse heureuse, à quelque nymphe sortie, par une matinée de printemps, de l’eau transparente d’une fontaine ou de la verte écorce d’un chêne. Quand elle paraît dans Phèdre, si pâle avec son long manteau de pourpre, ses voiles flottans et sa tunique étincelante d’or, on a sous les yeux une apparition telle que pouvait en éclairer le ciel de la Grèce ; un de ces fantômes antiques qui ne sont point, comme les nôtres, les hôtes des ténèbres, mais conservent au contraire jusque dans l’atmosphère glaciale de terreur au sein de laquelle ils s’avancent je ne sais quel éclat en harmonie avec la clarté du soleil. Mlle Rachel nous a rappelé les vers où Virgile nous montre la reine de Tyr prête à monter sur son bûcher ; elle nous a rappelé aussi les chants où Homère évoque Circé et Calypso.

Le premier acte de Phèdre est celui qui se rapproche le plus de la tragédie grecque. C’est l’acte de la confidence à Œnone. Jamais souffle plus franchement païen n’anima des vers échappés à la lyre d’un poète moderne. Mlle Rachel nous a fait comprendre combien étaient près de la nature ces grands poètes d’il y a deux mille ans, Catulle, Properce, Tibulle, dont les œuvres, comme dit Montaigne, rient encore d’une fraîche nouvelleté, car on sentait dans l’accent de cette jeune fille, qui n’a peut-être jamais prononcé leurs noms, l’inspiration dont ils s’enivrèrent. Cet amour dont parle Pétrone, cet amour dont la terre embrasée crie le nom à travers les herbes épaisses

…… Humus Venerem molles clamavit in herbas,

cet amour que Titien nous fait entrevoir sous le feuillage éclatant et sombre de ses arbres, respire sur les lèvres de la tragédienne à ce magnifique endroit où elle décrit, dans des vers limpides comme une ode grecque, fougueux comme une élégie romaine, toutes les tumultueuses ardeurs des sens :

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue,