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VAILLANCE.

quable facilité, et l’accent étranger qu’il y mêlait donnait je ne sais quelle grace à chacune de ses paroles.

Cependant la jeune fille l’observait avec un étonnement qu’on peut imaginer sans peine. Jeanne avait été élevée dans la haine de l’Angleterre. Grâce à l’éducation politique que Christophe et Jean avaient donnée à leur nièce, jusqu’alors l’Angleterre n’avait été pour elle que la perfide Albion, la patrie d’Hudson Lowe, une cage de fer dans laquelle l’empereur Napoléon était mort à petit feu, une île d’ogres et d’antropophages, un nid de serpens au milieu des flots. En outre, elle savait, depuis le berceau, que son père avait été tué par un officier de la marine anglaise. Enfin, elle avait naïvement pensé jusqu’ici que tous les marins, excepté dans les poèmes de Byron, juraient, buvaient, fumaient, avaient de larges mains, un gros ventre, une longue barbe, et ressemblaient, en un mot, à l’ex-lieutenant du brick la Vaillance. Aussi peut-on se faire aisément une idée du charme imprévu qui entoura tout d’abord à ses regards l’apparition de sir George au Coät-d’Or. Tout en lui la surprenait, tout la jetait dans des étonnemens ingénus qui touchaient presque à l’extase : l’élégance de son langage, la distinction de ses manières, la délicatesse de ses traits, la pâleur de son teint, le bleu de ses yeux et jusqu’à la blancheur aristocratique de ses mains, elle remarquait tout, elle examinait tout avec la chaste curiosité d’une enfant, comme si cet homme n’était pas de la même espèce que Christophe et Jean.

Le repas achevé, sir George alla, sans plus tarder, faire son rapport au consul anglais résidant à Saint-Brieuc. Christophe et Jean l’accompagnèrent et appuyèrent sa déposition de leur témoignage. Ainsi que cela se pratique en pareille occurrence, il fut décidé que sir George attendrait, pour aller se présenter devant le conseil d’amirauté, le départ du premier bâtiment qui ferait voile pour l’Angleterre. D’ici là, le consul lui offrit l’hospitalité ; mais, ne voulant point désobliger les Legoff, qui insistaient chaleureusement pour qu’il s’en revînt avec eux, sir George demanda qu’il lui fût permis d’établir sa résidence au Coät-d’Or, où d’ailleurs sa présence était nécessaire pour opérer, s’il y avait lieu, le sauvetage des débris du navire.

Le soir du même jour, une cérémonie touchante eut lieu à Bignic. À la tombée de la nuit, les trois Legoff, Jeanne et leurs serviteurs accompagnèrent sir George au cimetière du village. En marchant le long de la plage, l’officier aperçut les lambeaux de son pavillon que la mer y avait déposés ; il les releva, les baisa tristement et les plaça religieusement sur son cœur. Grâce aux soins de Joseph, tous les