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EL BARCO DE VAPOR.

ne pouvant se tenir assez ferme au rebord de sa planche, bien qu’il s’y accrochât de ses quatre mains, il tombait sur le dos du taureau, auquel il se cramponnait désespérément. Alors l’hilarité n’avait plus de bornes, et quinze mille rires blancs illuminaient toutes ces faces brunes. — Mais à la comédie succéda la tragédie. Un pauvre nègre, garçon de place, qui portait un panier rempli de terre pulvérisée pour en jeter sur les mares de sang, fut attaqué par le taureau, qu’il croyait occupé ailleurs, et jeté en l’air à deux reprises. Il resta étendu sur le sable, sans mouvement et sans vie. Les chulos vinrent agiter leurs capes au nez du taureau, et l’attirèrent dans un autre coin de la place, afin que l’on pût emporter le corps du nègre. Il passa tout près de moi ; deux mozos le tenaient par les pieds et la tête. Chose singulière, de noir il était devenu gros-bleu, ce qui est apparemment la manière de pâlir du nègre. Cet évènement ne troubla en rien la course. Nada, es un moro ; ce n’est rien, c’est un noir, telle fut l’oraison funèbre du pauvre Africain. Mais si les hommes se montrèrent insensibles à sa mort, il n’en fut pas de même du singe, qui se tordait les bras, poussait des glapissemens affreux et se démenait de toutes ses forces pour rompre sa chaîne. — Regardait-il le nègre comme un animal de sa race, comme un frère réussi, comme le seul ami digne de le comprendre ? — Toujours est-il que jamais je n’ai vu douleur plus vive, plus touchante, que celle de ce singe pleurant ce nègre, et ce fait est d’autant plus remarquable, qu’il avait vu des picadores renversés et en péril sans donner le moindre signe d’inquiétude ou de sympathie. Au même moment, un énorme hibou s’abattit au milieu de la place : il venait sans doute, en sa qualité d’oiseau de nuit, chercher cette ame noire pour l’emporter au paradis d’ébène des Africains. Sur les huit taureaux de cette course, quatre seulement devaient être tués. Les autres, après avoir reçu une demi-douzaine de coups de lance et trois ou quatre paires de banderillas, furent ramenés au toril par de grands bœufs ayant des clochettes au col. Le dernier, un novillo, fut abandonné aux amateurs, qui envahirent l’arène en tumulte, et le dépêchèrent à coups de couteau, car telle est la passion des Andalous pour les courses, qu’il ne leur suffit pas d’en être spectateurs ; il faut encore qu’ils y prennent part, sans quoi ils se retireraient inassouvis.

Le bateau à vapeur l’Océan était en partance dans la rade retenu depuis quelques jours par le mauvais temps, ce superbe mauvais temps dont j’ai déjà parlé. Nous y montâmes avec un sentiment de satisfaction intime, car, par suite des évènemens de Valence et