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nance que saint Pierre est tenu de respecter, créer des légions d’élus auxquels il donne seulement le titre de bienheureux. Chacun de ces bienheureux a quelque vertu spéciale ; celui-ci protège les pélerins, celui-là vient en aide aux plaideurs, cet autre est très utile dans un accès de fièvre. Les moines recueillent avec soin les ornemens de ces bienheureux de création impériale et les offrent aux regards de ceux qui le demandent moyennant un léger salaire. Il n’y a pas long-temps qu’en ouvrant le caveau d’une cathédrale, celle de Novogorod, si je ne me trompe, on y trouva le corps d’un métropolitain parfaitement conservé. Là-dessus grand miracle, rapport du saint-synode, décision de l’empereur qui appelle à l’état de bienheureux le prélat honoré si visiblement de la faveur du ciel ; on transporte pompeusement les membres du nouvel élu dans une châsse splendide ; mais à peine avaient-ils été exposés à l’air, qu’ils tombent en poussière. Cette première déception en amène une autre ; on s’enquiert des vertus du défunt, et l’on apprend par la rumeur publique que c’était un homme fort vicieux qui n’avait eu d’autre ambition que celle de vivre joyeusement sur cette terre sans s’inquiéter de ce qui lui arriverait dans le ciel. Nouveau rapport à l’empereur, qui, cette fois, se fâche sérieusement et publie un autre ukase par lequel il destitue l’impudent métropolitain de ses fonctions de bienheureux et condamne son vil cadavre à être transporté en Sibérie. Voilà comment les souverains de Russie gouvernent les affaires religieuses. Dieu lui-même n’a plus guère à s’en occuper ; ils mettent le ciel dans leurs églises et l’enfer dans leur Sibérie.

Cependant, en l’année 1595, l’union projetée depuis long-temps entre l’église romaine et l’église ruthénienne[1] fut accomplie. Les ruthéniens conservaient leur rituel en langue slavonne et leurs offices grecs ; leurs prêtres conservaient le privilège de se marier, mais ils se soumettaient à l’autorité pontificale et la reconnaissaient journellement en associant le nom du pape à leurs prières ; de là les persécutions exercées par les souverains russes. Catherine II, cette Sémiramis si honteusement adulée par les philosophes du xviiie siècle, Catherine II ne pouvait se résigner à l’idée de voir des prêtres de son empire admettre une autre suprématie que la sienne et prier pour un autre pouvoir. Elle engagea la lutte avec l’église ruthénienne, cette humble et pacifique église, et la poursuivit opiniâtrément, tantôt par la ruse, tantôt par la violence. Il y a dans le crime une sorte d’ivresse fatale, ou, pour mieux dire, un commencement de justice providentielle qui pousse le coupable d’égarement en égarement jusqu’à ce qu’il ait comblé dans son aveugle délire la mesure de ses forfaits. Le partage de la Pologne fut un de ces crimes honteux qui jettent une tache ineffaçable au front de ceux qui l’ont commis ; il entraîna à sa suite

  1. L’église ruthénienne comprenait les évêchés de Kieff, Léopol, les provinces de la Podolie et de la Volhynie, une partie du palatinat de Lublin, et les gouvernemens de Smolensk, Czernikow, Poltawa, Karkow et Ecatherinoslaw, en tout plus de dix millions d’ames.