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LA RUSSIE.

mille autres crimes dont le gouvernement russe ne se lavera jamais. Par sa première et sa seconde spoliation, Catherine s’emparait de la plus grande partie des paroisses ruthéniennes ; elle avait solennellement promis de respecter les priviléges et le culte religieux de ses nouveaux sujets[1] ; à peine les eut-elle asservis à son joug, qu’elle oublia tous ses sermens. Les prêtres de l’église ruthénienne furent circonvenus de toutes parts. Pour les ébranler dans leur foi et les rendre parjures à leurs engagemens, on employait tour à tour les offres et les menaces. S’ils résistaient aux harangues pompeuses des émissaires de Catherine, on les chassait de leurs presbytères, on les jetait dans les cachots. Les gouverneurs des provinces avaient ordre de les traiter militairement, et ils exécutaient cet ordre à la lettre. Les couvens du clergé-uni étaient frappés d’interdiction ou dépouillés de leurs biens, les prélats arrachés violemment de leur siége, les humbles pasteurs de campagne remplacés dans leur chapelle par des prêtres schismatiques, et envoyés comme des malfaiteurs en Sibérie. En vain le monde catholique se montra-t-il tout ému de ces persécutions, en vain le pape et l’impératrice Marie-Thérèse essayèrent-ils, par leurs lettres et leurs exhortations, d’en adoucir la rigueur : Catherine était sourde à toutes les remontrances. Elle voulait être le patriarche absolu de son empire ; quel patriarche ! Les arrêts d’une juridiction servile, le knout, les bannissemens, les pillages et les cruautés de toute sorte, servirent ses ambitieux desseins. En 1774, le Journal historique et littéraire de Luxembourg disait : « La religion catholique a beaucoup souffert dans la partie de la Pologne qui vient d’être soumise à l’impératrice de Russie. On a enlevé plus de douze cents églises aux Grecs-unis pour les donner aux schismatiques. » En 1795, l’archevêque schismatique de Mohilew annonce « que dans l’espace d’une année, grace aux sages dispositions de l’impératrice de toutes les Russies, plus d’un million de ruthéniens-unis des deux sexes et de toutes les classes ont été ramenés à la foi russe. » Enfin, on a fait le calcul que dans le cours de vingt-trois années (1773-1796) l’église unie de Russie avait perdu cent quarante-cinq couvents, neuf mille trois cent seize paroisses et huit millions de fidèles.

Sous le règne de Paul Ier et d’Alexandre, cette malheureuse église, ainsi froissée, appauvrie, écrasée, retrouva quelque repos et respira plus librement. Alexandre avait l’ame noble et généreuse. Nous en avons eu la preuve en France, à l’époque de la restauration, lorsqu’il tempérait par son pouvoir et calmait par sa douceur les exigences de l’Angleterre et la brutalité sauvage de Blücher. Les idées de mysticisme qu’on lui a si amèrement reprochées s’alliaient dans son cœur à de hautes idées de philantropie et de liberté sociale, et ce n’est pas lui qui aurait voulu troubler la conscience de ses sujets par l’unique désir d’ajouter un prestige de plus à son pouvoir.

Les persécutions contre le clergé ruthénien ont recommencé sous le règne

  1. Manifeste publié à Saint-Pétersbourg, le 5 septembre 1772. Traité de Grodno du 13 juillet 1793.