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durant l’été s’arrêtent à Clisson, et n’arrivent pas jusqu’ici, où l’on n’entend que le bruit des écluses. C’est sous ce toit que mon père a vécu, dans le creux de cette vallée, à l’ombre de ces bois, au murmure de ces claires ondes. Sa vie et sa mort furent d’un heureux et d’un sage. C’est ainsi que je prétends vivre et mourir. Ce que je sais des hommes et de la passion me suffit. Je ne suis point né pour ces orages. Je tiens de mon père des goûts simples, des instincts paisibles ; comme lui, je passerai mes jours dans la paix et dans la retraite. Les voies du monde sont trop difficiles ; il faut, pour s’y tenir droit et ferme, un pied plus sûr que le mien. Si j’ai pu, avec le cœur le plus pur et les intentions les plus honnêtes, y glisser dès les premiers pas, que serait-ce quand j’aurais dépouillé tout-à-fait les pudeurs et les scrupules du jeune âge ! Je m’y perdrais. Je m’en retire dès à présent sans regret et sans amertume, l’ayant trop vu pour l’aimer et point assez pour le haïr. Je conçois que la société n’approuve pas de semblables projets : c’est une maîtresse d’hôtel garni qui tient fort à louer ses chambres ; mais comme il se trouve toujours plus de gens qu’il n’en faut pour les occuper, ne saurait-elle, sans nuire à ses intérêts, permettre à quelques enfans de la Bohême de loger en plein air et de coucher à la belle étoile ? Un tel exemple n’est guère contagieux. Je n’ignore aucune des hautes vérités qu’à ce propos on a mises en circulation. Je sais qu’un homme n’est compté pour rien, s’il n’est pas quelque chose, c’est-à-dire s’il n’a pas une position, un état, une carrière. Cependant s’il m’est doux, à moi, de n’être rien ? Si vos emplois ne me tentent pas ? Si je ne me soucie ni de vos places ni de vos honneurs ? Si je préfère le silence à vos bruits, le repos à vos agitations et la solitude à vos fêtes ? C’est alors que la société, qui ne supporte point patiemment qu’on puisse se passer d’elle, vous jette à la face les noms d’égoïste et de lâche. À son aise ! l’aubépine est en fleurs, les oiseaux chantent dans les haies, et mon cheval est là, tout sellé, qui m’attend. Vois mon père d’ailleurs ; il ne fut ni avocat ni député, pas même maire de son village. Il ne fut rien qu’un homme heureux ; mais, durant trente ans, son bonheur rayonna comme un soleil sur ces campagnes. Pas un coin de cette terre qu’il n’ait embelli ou fertilisé. Il a couvert ces coteaux de pampres, ces champs de blés, ces vergers de fruits. Après avoir écrit avec la bêche et la charrue des poèmes qui ne périront pas, il dort en paix sous les arbres qu’il a plantés, et les paysans gardent pieusement sa mémoire. Tel est le sort que j’envie ; mes ambitions ne vont pas au-delà, et, quelque fatal qu’il ait été, je ne me repens