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tave P… en descendre. Tu le connais ; tu dois te souvenir de l’avoir entrevu çà et là dans le monde. J’ai couru à lui ; car, à quelque degré d’intimité qu’on soit l’un et l’autre, c’est toujours une grande joie de se rencontrer ainsi hors de la patrie commune. Il faut avoir quelque peu voyagé pour savoir quelle prompte fraternité s’établit, passé la frontière, entre gens du même pays. On se connaissait à peine sur le sol natal, on se trouve frères sur la terre étrangère. Bien donc qu’il n’eût jamais existé entre Gustave et moi que des relations simplement bienveillantes, nous nous sommes embrassés comme de vieux amis ; puis, les premiers transports apaisés, il m’a pris par la main et m’a présenté à une jeune et belle personne qui se tenait auprès de lui et que je n’avais pas remarquée. Je ne le savais pas marié ; je l’ai félicité de mon mieux. C’est qu’en effet sa femme est charmante : ils sont charmans tous deux. Je me suis assis à leur table, et nous avons causé. C’était la première fois depuis six semaines que j’échangeais librement mes sentimens et mes idées. Nous avons parlé de Paris, qu’ils ont quitté tout récemment ; en les écoutant, je me sentais renaître. Gustave ne m’a rien dit de son bonheur, mais ce bonheur rayonnait sur son front, et d’ailleurs sa jeune compagne en révélait plus par sa seule présence qu’il n’aurait pu lui-même en raconter. Ses cheveux sont blonds comme ceux d’Alice, et, quoique d’une beauté moins parfaite et moins poétique, elle m’apparaissait comme l’ombre gracieuse de la vierge de Mondeberre. Je ne sais par quel enchantement j’en vins à oublier, dans l’entretien de ces deux jeunes gens, le boulet que je traîne au pied ; toujours est-il que je l’oubliai. Je me crus libre, libre comme l’oiseau captif qui monte dans les plaines de l’air jusqu’à ce que l’oiseleur cruel tire le fil qui le fait retomber brusquement sur la terre. L’amour est généreux, le bonheur expansif : Gustave m’offrit de les accompagner, sa femme et lui, dans leurs excursions. J’acceptai étourdiment ; mais comme nous nous préparions à sortir, Arabelle entra dans la salle et vint à moi d’un air familier. Gustave reconnut Mme de Rouèvres. Il comprit tout ; il salua froidement Arabelle, prit sous son bras le bras de sa femme, et je les vis tous deux disparaître au détour du sentier.

La passion a des instincts qui ne la trompent pas : Arabelle devina sur-le-champ ce qui se passait en moi ; elle en fut irritée et jalouse. Rien ne révolte plus les ames qui vivent dans le trouble et dans le désordre que le tableau de ces chastes unions sanctifiées par l’ordre et le devoir, de même que rien n’exaspère les gens qui ne font rien comme de voir les gens qui travaillent. Arabelle essaya