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placardés au coin des rues[1]. Remarquons aussi en passant que la vie maritime n’a point affaibli chez ces navigateurs l’habitude des pratiques religieuses ; le jeûne du ramadan est scrupuleusement observé à bord par tout le monde, capitaine, officiers, matelots ; sur le couronnement de poupe sont inscrites en lettres d’or des sentences pieuses tirées des livres saints ; dans le nom même du navire se trahit le sentiment de la foi. Ainsi on lit ces mots tracés à l’arrière : Fatah-Arrohaman, Fatah-Assalam, victoire au miséricordieux, victoire à l’islam ; Allalevie, louez Dieu. L’un des nakodas qui fréquentent habituellement la rivière de Calcutta, par cela seul qu’il porte le turban vert et descend des Alides, est tenu en grande vénération par tous les sunnites ou orthodoxes de la ville ; ceux-ci l’entourent ; se prosternent même à ses pieds, et il les relève avec tant de dignité, son profil sévère et doux à la fois rappelle si bien les chevaleresques caractères tracés par les romanciers, qu’on n’est pas insensible au prestige de cette noblesse de douze siècles. Beaucoup d’entre ces navigateurs, dédaignant de mesurer la hauteur du soleil avec le bâton de Jacob, encore en usage parmi leurs plus anciens confrères, sont assez versés dans les études nautiques pour employer les instrumens européens et déterminer les longitudes ; on en cite un qui s’est enfermé pendant deux ans dans le Bishop-college à Calcutta, au milieu de jeunes enfans, dont il enviait les leçons et qu’il dépassa bientôt.

Le très grand nombre de bâtimens de haut bord appartenant aux ports d’Arabie qui viennent chaque année à jour fixe visiter les eaux du Gange, prouve d’assez anciennes relations commerciales entre cette contrée et le Bengale ; mais, outre les marchandises de retour, les capitaines reçoivent à bord, au prix modique de cinquante roupies (cent vingt-cinq francs), les pieux musulmans que le désir de s’agenouiller devant le tombeau du prophète, et surtout la vanité de prendre le titre de haddji (pèlerin), poussent à la Mekke ; quelques-uns même, dit-on, vont recruter des passagers jusque dans les dé-

  1. Un jour, je vis affiché dans les bazars de Madras l’avis suivant : Stop the thief, stop the thief !!! en très grosses lettres avec trois points d’admiration : arrêtez le voleur, arrêtez le voleur ! Ce voleur, c’est le vin, ce sont les liqueurs fortes, c’est l’intempérance qui vole votre temps et votre argent. — Malheureusement les seules personnes qui s’arrêtassent à lire ces pancartes, c’étaient des soldats et des marins ivres, qui, sentant leurs poches vides sans trop se rappeler comment l’argent en était sorti, espéraient naïvement retrouver le voleur.