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REVUE. — CHRONIQUE.

prendre cette position, et sembla d’abord ménager toutes les susceptibilités de l’opinion ; mais il avait à peine obtenu de la chambre l’importante mesure des fortifications de Paris, qu’il paraphait à Londres, au mois de mars, l’acte destiné à devenir, au mois de juillet, la convention des détroits, et qu’il subissait ainsi, de la manière la plus gratuite et la plus inutile, la solidarité d’une politique qui avait été conçue sans lui et contre lui. Quelques mois après il concédait à l’Angleterre le traité du 20 décembre sur l’extension du droit de visite. Contraint bientôt de reculer devant des manifestations énergiques autant qu’unanimes, le cabinet crut pouvoir promettre, en compensation de son refus de ratifier un acte politique, des concessions commerciales plus précieuses encore pour l’Angleterre que les conventions de 1831 et de 1833. De nouvelles résistances non moins décisives dans les chambres et dans l’opinion firent évanouir ces engagemens moraux, comme elles avaient biffé l’engagement écrit du 20 décembre. Il fallut plus tard, à la veille des élections générales, et sur la déclaration unanime des préfets des départemens du nord et de l’ouest, contrarier encore les intérêts anglais par la convention linière. C’est ainsi que depuis trois ans l’opinion a lutté contre le pouvoir, celui-ci s’efforçant d’appliquer son système, celle-là s’efforçant de lui échapper, et d’en écarter toutes les conséquences, au fur et à mesure qu’elles se produisent.

De là une action faible dans le pouvoir et une opinion inquiète et alarmée ; de là cette déplorable croyance, descendue aujourd’hui dans les cabarets et les hameaux, que la condition d’existence de notre gouvernement gît dans une alliance indissoluble avec l’Angleterre. C’est là une erreur, une grande erreur assurément, car la France est assez sûre de sa prudence et de sa force pour vivre seule, et quiconque connaît la situation respective des deux pays sait fort bien que le bon accord avec notre gouvernement est une nécessité impérieuse pour nos voisins beaucoup plus que pour nous-mêmes ; mais quelque erronée que soit cette croyance, qui oserait nier qu’elle ne soit devenue populaire, qui pourrait contester qu’il n’y ait là le principe d’un péril ?

Les seules idées vraiment redoutables au sein des masses sont les idées fixes ; celles-là seules préparent les orages politiques. L’empire est tombé parce qu’on avait fini par croire qu’une guerre éternelle était la condition même de son existence. Ceci était assurément injuste, car la guerre avait été imposée à Napoléon par la force des circonstances aussi souvent que par l’effet de sa propre volonté. La restauration a croulé par l’effet de deux idées qui n’étaient guère plus fondées dans leur exagération populaire que la pensée sous laquelle avait succombé l’empire ; elle est tombée parce qu’on persistait à voir dans la maison de Bourbon une dynastie ramenée dans les fourgons de Blucher et de Sacken, et parce qu’on lui supposait le projet arrêté de supprimer la liberté en soumettant la France aux jésuites. L’octroi de la charte, les expéditions de Grèce et d’Alger, les ordonnances de 1828, rien ne put détourner la nation des préoccupations par lesquelles elle était comme obsédée : l’idée fixe reparaissait toujours, sitôt qu’un fait nouveau était en mesure de lui rendre quelque autorité.