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fendu par de nombreuses armées, et de s’exposer, lui et ses troupes, à une perte presque certaine. À ces mots, le roi sourit et ne répondit rien ; l’émir poursuivit : — Un de nos docteurs pense que celui qui expose deux fois sa personne et ses biens sur la mer doit être regardé comme un fou, et que son témoignage n’est plus recevable en justice. Là-dessus le roi sourit encore et dit : « Celui qui a dit cela a raison, et sa « décision est juste. » — Joinville n’eût guère dit autrement que Gemal-Eddin. Le saint Louis de cette anecdote est bien celui auquel nous ont accoutumés les récits du sénéchal. Le silence, le sourire, la bonhomie de l’aveu, peut-être un peu d’ironie chrétienne méprisant doucement cette prudence des infidèles, tout est charmant dans ce petit portrait arabe de saint Louis.

Si j’écrivais l’histoire des évènemens et non celle des lettres, je pourrais relever dans Joinville plusieurs faits qui ne manquent pas d’importance. Il parle de cette curieuse ambassade envoyée à saint Louis par des princes tartares, pour l’engager à former une ligue commune contre les Sarrasins, fait qu’on avait révoqué en doute, et qu’Abel Rémusat a confirmé d’une manière si éclatante en traduisant les lettres de plusieurs souverains mongols à des rois de France, lettres qui sont déposées dans nos archives.

Joinville peint avec beaucoup de vivacité les mœurs et les habitudes de l’Orient. On voit combien elles se sont peu modifiées. En lisant les batailles qu’il raconte, on croit assister à une campagne de l’Algérie ; une chose cependant a changé : nous faisons mieux cette guerre qu’on ne savait la faire au temps de Joinville ; du reste, ses Sarrasins ressemblent parfaitement à nos Kabyles. Sa peinture des Bédouins est excellente encore aujourd’hui ; il les montre enveloppés de leurs burnous blancs qu’il compare à des surplis ; même usage de couper les têtes, qu’on leur rachetait pour un besan d’or, coutume très propre à les encourager, par cette prime maladroite, dans leur habitude barbare. Si les chevaliers étaient étonnés à la vue de ces guerriers couverts de vêtemens flottans qui se précipitaient sur eux avec de grands cris, ceux-ci ne l’étaient pas moins de voir leurs ennemis bardés de fer planter en terre leur bouclier, et, derrière ce rempart, se mettre à l’abri des lances. Cette tactique défensive n’allait point à leur idée de la vaillance et à leur fougue indisciplinée ; elle leur semblait un effet de la crainte, et Joinville nous apprend qu’ils maudissaient leurs enfans en leur disant : « Ainsi sois-tu maudit, comme les Francs qui s’arment par peur de la mort. »

En somme, le grand mérite de Joinville, c’est la naïveté et la viva-