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LITTÉRATURE DU MOYEN-ÂGE.

cité du récit. Son livre n’a pas le sérieux de l’histoire, il n’offre pas même la suite des mémoires. Ce sont des souvenirs écrits avec charme, dans lesquels paraissent un grand évènement et un grand homme. Joinville avait bien eu au commencement l’idée d’une composition historique méthodiquement divisée en deux parties : dans la première, il devait traiter de tout ce qui concernait les vertus religieuses et la politique de saint Louis, dans la seconde, raconter ses chevaleries ; mais l’écrivain ne s’est pas attaché à réaliser très strictement son programme. Ce qui tient à la religion, à la justice, au gouvernement, est exposé en quelques pages ; arrivé à la croisade, Joinville y demeure, et ses souvenirs ne tarissent plus.

Pour bien apprécier le caractère des mémoires du sire de Joinville, il faut les comparer avec la narration de son devancier Villehardouin. D’abord, l’individualité du narrateur domine beaucoup moins dans celle-ci. Villehardouin a beaucoup plus de cette qualité que les Allemands appellent l’impersonnalité, et dont ils ont fait avec raison la condition dominante de l’épopée. Joinville, en se mettant en scène, introduit dans son récit un intérêt plus dramatique. Villehardouin peint les évènemens d’un point de vue supérieur et désintéressé ; il y tient sa place, il y paraît à son rang, mais il ne les rapporte pas à lui, il ne se fait pas centre de ce qu’il raconte. Joinville se raconte lui-même ; il n’a garde d’oublier ses coups d’épée et ses aventures. Une circonstance du récit rend bien sensible cette différence des deux historiens. Villehardouin parle rarement de lui et ordinairement à la troisième personne. Joinville parle de lui souvent et toujours à la première. Leur position aussi est différente. Le maréchal de Champagne et de Romanie est un des chefs de la croisade ; le sénéchal est dans la foule des seigneurs. Avec le premier, on embrasse d’en haut l’ensemble de combats et de négociations dont se compose l’entreprise ; avec le second, on ne voit qu’un point, on est dans la mêlée. L’un peint de grandes lignes de bataille, l’autre des charges et des rencontres de cavalerie à la Vandermeule. Joinville est familier jusqu’à l’enjouement et jusqu’au bavardage ; Villehardouin est toujours grave et ne sourit jamais, il ne sourit pas plus que la visière de son casque ; son récit marche, pour ainsi dire, sur une ligne droite, il ne se détourne jamais ; comme un soldat bien discipliné, il suit le drapeau. Joinville est un volontaire qui caracole sur les flancs de l’armée ; il s’éloigne et revient, il quitte la grand’route et y rentre. Au lieu de cette trame de la narration de Villehardouin, qui se déroule dans sa majestueuse simplicité, il croise et mêle les fils de son récit, et, comme