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JEAN-PAUL RICHTER.

sera lu que des fins connaisseurs, et comme il n’a point trait au reste du monde, le reste du monde s’en abstiendra. Il y a là trop de sublimités et de casse-têtes, du moins pour le commun des martyrs. On se défie en général de ces plaisirs qu’on achète au prix de tant d’efforts, de ces merveilles qu’on n’aperçoit qu’à l’aide d’une lunette d’approche ; et les gens préfèrent de beaucoup la monnaie courante et sonnante d’un héritage que le simple cours des choses amène, à l’or qu’il faut extraire des profondeurs de la terre, si précieux d’ailleurs que soit cet or. » À quoi Jean-Paul répondait en abondant dans le sens des critiques : « Vous avez pleinement raison, je suis las moi-même de cet esprit forcé, de cette expression obscure, de ces débauches intellectuelles ; mais comment faire pour résister au mauvais goût, lorsqu’on n’a point sous la main un ami qui vous éclaire et vous ramène à l’ordre ? et si par bonheur on l’avait, l’écouterait-on ? D’ordinaire on ne s’en remet guère qu’à sa propre expérience. Hélas ! L’expérience est une bonne école ! quel dommage qu’il en coûte si cher d’y aller ! » Les illusions littéraires des premiers jours s’évanouissaient à chaque heure. Jean-Paul ne perdit pas courage. La Gazette de Berlin, sans témoigner un bien vif enthousiasme pour la première partie des Procès groënlandais, avait néanmoins soutenu le livre. Mais que pouvait une voix perdue dans le nombre, une marque isolée de sympathie au milieu de ce concert de bravos et de sifflets ? La prophétie de Vogel s’était réalisée. L’ouvrage n’eut pas même un succès de scandale, et de la disgrace du public tomba dans celle du libraire, qui, trouvant l’article d’un médiocre débit, déclina prudemment toute nouvelle proposition de l’auteur. C’était à en briser sa plume de désespoir et de honte ! Jean-Paul avait trop de confiance en ses forces, trop de sérénité dans l’esprit et dans l’ame, pour se laisser abattre. Rebuté par l’un, il se tourna vers l’autre, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il eût fait le tour de tous les libraires de Leipzig. « J’attends un mot de vous, écrit-il à l’un d’eux, qui me rende mes espérances, car, je vous l’avouerai, jusqu’ici la fortune ne m’a point gâté, et je ne suis encore que le jouet de la contradiction qui existe entre ma vocation et ma destinée. J’abandonne entièrement à votre goût, à votre impartialité, le soin de fixer les conditions de mon travail. » Le plus souvent ces lettres demeuraient sans réponse ; alors il s’adressait aux amis des libraires et les suppliait d’intervenir en sa faveur. Triste et douloureuse correspondance où se trahit à chaque ligne la misère de l’un et la sotte vanité des autres, qu’on prendrait volontiers pour des excellences à leur façon d’éconduire ce génie qu’à son avénement du lendemain ils salueront plus bas que terre.