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En même temps qu’il épuisait toute démarche auprès des libraires de Leipzig, il écrivait à Berlin, à Goettingen, et sa correspondance étrangère ne réussissait pas mieux que l’autre. Décidément, la fortune lui en voulait, une succession si opiniâtre de désappointemens et de contrariétés aurait pu ébranler son courage, et dans ces tristes circonstances il chercha si son fonds littéraire ne lui fournirait point quelque préservatif moral contre les mauvaises dispostions d’esprit. Ce topique fut un petit livre de piété (Andachtsbuch) qu’il rédigea avec le soin le plus minutieux, espèce de bréviaire à son usage particulier, et dont il suffit de nommer divers chapitres intitulés Douleur, Vertu, Rêves de gloire, Colère, pour qu’on en devine à l’instant la destination philosophique. On y voit le pauvre écrivain, ballotté entre ses inquiétudes et ses espérances user presque de supercherie envers lui-même pour relever ses forces abattues, et à défaut de consolations bien efficaces se proposer des sentences de résignation du genre de celles-ci par exemple : Figure-toi toujours un état pire que celui où tu es. — Au lieu d’accuser la destinée, ne t’en prends qu’à toi seul des douleurs qui t’arrivent. — L’affliction ne sert de rien, elle est au contraire le vrai mal. — Ne dis jamais : Plut à Dieu que ce fussent d’autres souffrances que celles que j’endure, je les supporterais mieux !… Mais, hélas ! que peut un aphorisme contre l’affreuse réalité de la misère ? La situation n’était plus tenable. Après tant de beaux rêves déçus, il fallait se résigner à retourner l’oreille basse au point d’où l’on était parti. Déjà il avait sondé sa mère à ce sujet. « En supposant que je vous revienne un de ces jours, où m’établirai-je sous le toit que vous habitez maintenant ? » La maison qu’elle possédait à Hof était vendue. « Écrivez-moi si vous pouvez me donner un coin où je me glisse en arrivant. »

La grande affaire était de quitter Leipzig, car ses ennemis avaient l’œil sur lui, et d’ailleurs l’étrangeté de son costume le désignait d’une manière infaillible à la surveillance des gens intéressés. N’importe, l’époque du déménagement est fixée. La nuit venue, son ami OErthel l’attendait avec son bagage (fardeau bien mince, on l’imagine) sur la grand’route où la diligence devait le prendre. Il ne s’agissait plus que de sortir des murs, et notre imperturbable humoriste invente à cette fin un expédient digne de Mascarille. De la dernière pièce de monnaie qui lui reste il achète une queue, la fourre sous son chapeau, et trompe ainsi la vigilance de ses argus. Comment reconnaître Jean-Paul l’excentrique sous un déguisement qui le fait ressembler à tout le monde ? Du reste le trait, bien qu’original, n’était pas nouveau. On se souvient de l’histoire du baron de Münchhausen se tirant lui-même par la queue d’un bourbier où il s’est laissé choir.