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JEAN-PAUL RICHTER.

Jean-Paul dans Siebenkaes, l’excentrique et insouciant libelliste des Procès groënlandais dans ce bonhomme toujours en humeur de productions fantasques, toujours dans les étoiles, lorsque les soins de la vie réclameraient sa présence sur la terre ? Et cette Lenette prosaïque, cette femme d’ordre, de bon sens, qui ne comprend rien aux choses de l’imagination, dont les naïvetés irritent l’esprit supérieur de son époux mais qui en revanche tient le ménage et souffre sans se plaindre, n’est-elle pas, sauf quelques modifications dans l’âge et la physionomie, faite à la ressemblance de la digne mère que nous avons vue poser à son rouet dans la maison de Hof ? On connaît cette Pauline de la préface de Quintus Fixlein[1], cette douce et pudique jeune fille que le poète rencontre la veille de son mariage avec un ancien militaire, et dont la destinée lui inspire au soleil couchant de si mélancoliques réflexions, telle est Lenette, telles sont presque toutes les héroïnes de Jean-Paul, natures souffrantes et résignées, chastes ames vouées au sacrifice, à l’obscurité, à l’immolation de toutes les joies, de toutes les espérances, de tous les rêves de la vie, et sur lesquelles le philosophe laisse tomber un regard de douloureuse sympathie.

Cependant il ne faudrait pas s’y méprendre, il y a dans ces pages qui respirent tant de mansuétude évangélique plus d’une atteinte portée au mariage, et tel chapitre de Quintus Fixlein ou de Siebenkaes me semble, avec sa placidité si bénigne, un plaidoyer non moins dangereux que les provocations byroniennes dont nous avons vu le règne un moment ; car, avant tout, Jean-Paul est humoriste : dès qu’une douleur le frappe dans l’humanité, il s’attendrit sur elle, et vous donne ensuite son émotion telle quelle, avec franchise, loyauté, et sans trop songer à ce qu’une analyse scrupuleuse y pourra trouver de plus ou moins hétérodoxe. C’est en ce sens qu’on reproche à ses personnages de manquer de logique dans leurs actes, à ses héros de dégénérer trop souvent en caricatures, reproche qui du reste s’amoindrit singulièrement lorsqu’on envisage les conditions du genre exceptionnel où s’exerçait le génie de Richter. En effet, chez l’humoriste, le côté subjectif, le moi, joue un trop grand rôle pour qu’il puisse exister à ses yeux des êtres parfaits ; il étudie en lui-même l’homme avec ses qualités et ses défauts, ses bizarres contrastes de ridicule et de grandeur. La vie et le sang des personnages qu’il met en relief ne sont autres que la vie et le sang de son propre cœur, ses créations et son ame ont même fond ; il se contente de donner ce

  1. Voir le morceau cité dans notre premier article, no du 1er septembre 1842.