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de France ont à leur origine essuyé de terribles vicissitudes ; il n’y a pas un de leurs droits, une de leurs immunités, un de leurs priviléges, qu’elles n’aient acheté au prix de leur or ou conquis au prix de leur sang. En Espagne, c’est tout le contraire : long-temps avant Louis-le-Gros, la commune asturienne ou castillane est investie, non pas de certains droits, de certaines immunités, de certains priviléges, mais tout simplement de la souveraineté. C’est la commune qui possède le sol et le cultive comme bon lui semble ; c’est elle qui nomme ses chefs civils et ses chefs militaires, juges, alcades, administrateurs, capitaines. Bien loin que les rois la protègent ou la dominent, c’est elle qui leur dicte ses conditions expresses : en voulez-vous de meilleures preuves que les chartes de Catalogne ou d’Aragon ? Bien loin qu’elle ait à se débattre contre la tyrannie ou l’ambition de la noblesse, c’est elle qui fait la noblesse ; c’est elle qui, récompensant par des insignes ou des appellations purement honorifiques les actes de dévouement ou de bravoure, suscite les premiers barons et les premiers chevaliers. Parmi ces nobles, les rois ont plus tard choisi leurs titrés de Castille ou leurs grands de diverses classes ; mais ce fut en vain que ceux-ci accaparèrent les dignités et les charges, ce fut en vain qu’on les créa chanceliers, connétables et amirantes : ils ne réussirent point à faire de leur corps un ordre politique, fort de sa propre puissance, compact et redoutable, comme la noblesse des autres états européens. Voilà ce qui, au moyen-âge, distingue le régime de l’Espagne : — l’absence à peu près complète de l’élément féodal. — L’Espagnol est de race gothique, et il ne faut point oublier que cette race a pour trait caractéristique, non pas seulement la liberté, l’indépendance de la nation, mais la liberté, l’indépendance de l’individu. Nous en dirons autant de toutes les races indigènes qui se sont maintenues dans les montagnes de Biscaye, de Navarre, d’Aragon et de Catalogne ; si l’on prend la peine d’y réfléchir, on ne cherchera point ailleurs la raison de la prodigieuse quantité de nobles qui subsiste dans tous ces pays, où, pour notre compte, nous n’avons presque jamais rencontré personne qui ne se crût aussi bon gentilhomme que les Ossuna et les Médina-Cœli. Et, en vérité, si l’on adopte le système de M. le comte de Boulainvilliers, qui fait de la liberté la condition et l’essence même de la noblesse, qui donc en Europe est de race plus noble que ces rudes montagnards, sur lesquels, à aucune époque, n’a pesé la loi de l’étranger ? Mais au fond est-il rien au monde qui diffère davantage de la noblesse, telle par exemple qu’elle subsistait chez nous quand elle mit en feu la Vendée ?

En Espagne, d’ailleurs, tout anoblit, le moindre grade, la moindre fonction, la moindre charge : le moyen de considérer la noblesse comme une aristocratie ? La grande affaire ne serait pas de savoir qui est noble, mais bien de découvrir qui ne l’est pas. Vous auriez moins de peine à distinguer de la classe ouvrière la plus petite bourgeoisie des plus petites villes de France. Dans les provinces méridionales de l’Espagne, où la noblesse est beaucoup moins nombreuse que dans les provinces du nord, ses conditions d’existence ne diffèrent point essentiellement de celles où se trouvent placés