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une salle nouvelle ; au moment où nous sommes, chacun encore, à Madrid, se rappelle avoir vu, travaillant aux boiseries des loges et des stalles, le jeune fils d’un ébéniste allemand qui, plus tard, devait être un des poètes les plus puissans et les mieux inspirés de l’Espagne moderne, don Juan Eugenio Hartzembusch, génie profond et capricieux dont l’Europe entière connaît déjà l’œuvre principale : Los Amantes de Teruel.

À la mort de Ferdinand VII, les cortès indépendantes jugèrent tout-à-fait indigne de leur majesté souveraine d’aller siéger au palais, comme à l’époque où les rois absolus se donnaient la fantaisie de les convoquer. Elles s’emparèrent tout simplement du théâtre, en attendant que l’on achevât le majestueux édifice où elles doivent un jour tenir leurs séances. Et voilà pourquoi les tragédies imposantes, les comédies de genre, les drames à grands caractères se jouent encore aujourd’hui sur des planches étroites et assez mal jointes, dont nos moindres troupes de vaudeville auraient peine à se contenter.

Quoi qu’il en soit, le 13 juin avant cinq heures, la salle de la Cruz était remplie jusqu’au cintre ; absorbée tout entière dans l’attente, la foule gardait le silence, mais elle était bien décidée à ne point accorder une minute de grace à l’administration du théâtre, si par aventure elle se trouvait en retard ; Le moment venu, un grand cri s’élève, chacun s’assied, tous les regards se dirigent sur la toile, après quoi, pendant cinq ou six secondes, le silence s’établit de nouveau, mais cette fois si profond, que par les rues voisines on aurait pu entendre monter dans la haute ville les brises du Manzanarès. Cependant la toile demeure immobile, et le vieux poète comique, don Léandro Moratin, dont la tête joyeuse figure tout à côté des Calderon et des Tirso de Molina, regarde en ricanant les spectateurs désappointés. Un second cri jaillit de toutes les poitrines, un cri de colère qui va au fond des coulisses chercher le directeur éperdu et l’amène tremblant en présence du public. Gens du bel air ou manolos, jeunes et vieux, tout le monde s’indigne ; les femmes elles-mêmes sont debout, au balcon et dans les loges, l’œil en feu et la tête nue ; plus d’une jolie bouche profère ces charmantes petites imprécations castillanes par lesquelles une Madrilègne, si haut placée qu’elle soit par la fortune ou la naissance, témoigne au moindre propos de son dépit et de son mécontentement. Quand le malheureux directeur est parvenu à se faire écouter, il demande en balbutiant quelques instans de répit au nom d’un artiste en vogue, et vous êtes tout surpris de voir tomber aussitôt une si terrible fureur. C’est en pareille circonstance que l’on mesure en