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1780. Il faut y joindre la vie de Clive, celle de Hastings, les mémoires de Maitland, de Nelson, de Marsden, œuvres diffuses et incomplètes, matériaux désordonnés et nécessaires. Une des plus tristes portions de ces extraordinaires annales, ce sera très assurément l’épisode de l’Afghanistan, dont tout le monde connaît les détails, décrits avec chaleur et simplicité par lady Sale[1], une des victimes de la guerre. Femme du lieutenant-colonel du 13e régiment d’infanterie légère, sir Robert Henri Sale, employé dans l’Inde comme général de brigade, elle se trouvait jointe à cette malheureuse troupe de six mille cinq cents personnes, qui sortirent de Kaboul le 6 juin 1842, s’engagèrent dans les âpres défilés qui devaient les conduire à Jellalabad, et tombèrent à la fois sous les balles des Afghans et la rigueur de la saison. Le docteur Brydon et une vingtaine de prisonniers, entre autres lady Sale, échappèrent seuls à cette catastrophe terrible, dont les circonstances se trouvent consignées dans le journal de lady Sale. Pour de pareils récits, c’est la forme la meilleure ; elle ne permet point d’ornemens romanesques, fait assister le lecteur ou plutôt l’associe à tous les évènemens, et en reproduit le cours dans sa vérité nuancée. Si lady Sale n’est point un écrivain, c’est mieux : c’est une femme héroïque, qui parle en riant de la balle qu’elle a reçue dans le bras et de celles qui se sont logées dans sa pelisse. Elle évoque avec naïveté la tragédie de cette retraite, cadavres à demi enfouis sous les six pieds de neige des ravins, soldats et officiers frappés d’idiotisme, le tremblement de terre qui accueillit à Bouddiebad la malheureuse troupe, et le grésil des balles mêlé aux flocons de neige qui tombaient du ciel. Il y avait parmi ces captifs cinq femmes, dont trois accouchèrent pendant la route, et, selon l’expression anglaise que lady Sale n’a garde d’oublier, « présentèrent » un petit nouveau-né à leurs maris. On voit les formes raides de l’étiquette britannique, et ces mots consacrés qui expriment une civilisation un peu empesée et factice, se conserver fidèlement pendant les affreuses luttes de ces pauvres femmes contre a nature et les hommes ; elles n’en sont pas moins énergiques, moins patientes, ni moins sublimes. L’habitude les suit et les domine dans les forteresses barbares ; il leur faut encore leur tasse de thé et leur morceau de sucre, et tout leur paraît supportable à ce prix. En un mot l’histoire sans style de ces huit mois d’angoisses, à côté de tant de romans mal inventés, est un admirable roman.

Ce recoin peu connu de l’Asie centrale, où la nécessité de soutenir

  1. Journal of the disasters of Afghanistan, by lady Sale ; 1843.