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et on peut dire qu’il a été le précurseur de la croisade actuelle, à laquelle on fait assister son ombre par la publication de ses Mémoires. Ce n’était vraiment pas un homme vulgaire que M. Liautard, et il a de tout temps exercé de l’influence sur ceux qui l’ont approché. On a dit qu’un sang royal coulait dans ses veines ; alors seraient expliquées ses longues relations avec la cour sous la branche aînée des Bourbons. Pendant les quinze années de la restauration, de près, ou de loin, par ses conversations ou par ses notes, ce prêtre à l’esprit tranchant a influé sur la politique, et retiré dans son collége Stanislas, au milieu d’élèves dont il savait se faire aimer, il avait la main longue et la voix haute. Plein d’esprit du reste, il était mécontent de ce qui se passait, et il s’escrimait de verve contre les hommes et les choses. Je trouve dans ses Mémoires un morceau intitulé Le Trône et l’Autel. M. de Bonald n’a jamais rien écrit de plus résolu ni de plus vif contre la liberté de la presse. Louis XVIII eût souri, Charles X eût été atterré, s’il eût lu ces pages virulentes et sinistres, mais il ne les lut pas. On ne savait pas toujours, chez M. Liautard, où finissait, le sérieux et où commençait la moquerie. Dans ce même écrit, sur le trône et l’autel, après avoir proposé au roi un moyen d’en finir avec la presse, il conseillait, une fois que tous les journaux existans auraient passé de vie à trépas, de créer au compte du pouvoir un journal de la pluie et du beau temps pour l’agrément de la bourgeoisie modeste. Le plan et le titre étaient singuliers. Pas si singuliers, M. Liautard dégradait en riant son ennemi.

Les Mémoires contiennent une correspondance fort curieuse de M. Liautard sur une combinaison ministérielle de 1828. L’éditeur a été forcé, pour des raisons de convenance, que j’apprécie, d’employer beaucoup d’initiales, et d’abord de voiler la personne à laquelle ces lettres étaient adressées. C’est fâcheux ; le piquant a disparu. « A…, dit M. Liautard, est un pauvre cerveau sur lequel je compte beaucoup ; possédant fort peu de justesse dans l’esprit, il disputera à perte de vue, comme il fait à la chambre, consumera le temps, lassera tout le monde, et empêchera de conclure. » Ce portrait ne manque pas de finesse assurément, et rien n’y manque que le nom. Le nom propre n’est pas toujours banni d’ailleurs. « M. de Villèle a démoli les royalistes et a failli démolir la royauté, » dit M. Liautard, qui, dans la même lettre, conseille de neutraliser momentanément M. Laîné en lui donnant à la chambre des pairs force besogne. Que pensez-vous de la recette ? Elle est bonne à méditer, ce me semble ; et que dites-vous de M. l’abbé Liautard dans les coulisses politiques ? Il n’y est pas trop embarrassé et s’y démène assez bien, je pense. — Il faut regretter que cette partie des Mémoires ne soit pas plus étendue. M. l’abbé Denys, dans l’élégante préface qu’il a consacrée pieusement à son bienfaiteur et à son ami, dont il est l’exécuteur testamentaire, dit qu’il aurait pu multiplier les documens sur la vie intime des politiques de la restauration. Le livre y aurait gagné ; a-t-on craint que M. Liautard n’y perdît ? Je ne veux pas finir par cette pensée, qui est triste. J’aime mieux dire que dix ans après la révolution de juillet, étranger depuis long-temps