Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/935

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais c’est autour de la pièce intitulée Bruto minore (Brutus le jeune, celui de Philippes), qu’il faut surtout nous arrêter, parce qu’ici est la clé de toute la philosophie négative de Leopardi, le cachet personnel et original de son genre de sensibilité poétique.

La pièce, dans l’édition première (Bologne, 1824), est précédée d’une préface en prose : Comparaison des pensées de Brutus et de Théophraste à l’article de la mort ; on a eu le tort de supprimer ce morceau capital dans les éditions subséquentes. Brutus, on le sait, près de se percer de son épée, s’écria, selon Dion Cassius : « O misérable vertu, tu n’étais qu’un nom, et je te suivais comme si tu étais une réalité ; mais tu obéissais à la fortune. » Et le vieux Théophraste, comblé de jours et d’honneurs, à l’âge de plus de cent ans, interrogé par ses disciples au moment d’expirer, leur répondit par des paroles moins connues, non moins mémorables, et qui revenaient à dire qu’il n’avait suivi qu’une fumée, et qu’il se repentait de la gloire, autant que Brutus de son côté se repentait de la vertu. Or, vertu et gloire, chez les anciens, c’étaient deux noms divers pour désigner à peu près le même objet idéal, but des grandes ames. Aujourd’hui, remarque très bien Leopardi, ces reniemens et, pour ainsi dire, ces apostasies des erreurs magnanimes qui embellissent ou mieux qui composent notre vie, et lui donnent proprement ce qu’elle tient de la vie plutôt que de la mort, ces sortes de paroles sceptiques sont très ordinaires et n’ont plus de quoi surprendre : l’esprit humain, marchant avec les siècles, a découvert la nudité, et comme le squelette des choses ; le christianisme a changé le point de vue de la sagesse, et elle consiste à dénoncer à l’homme sa misère plutôt qu’à la recouvrir et à la dissimuler. Mais il n’en était pas ainsi chez les anciens, accoutumés, selon l’enseignement de la nature, à croire que les choses étaient des réalités et non des ombres, et que la vie humaine était destinée à mieux qu’à la souffrance. Leopardi discute donc, avec une curiosité aussi ingénieuse que pénétrante, le sens et la valeur de ces paroles, alors si étranges, de deux sages. Il agite très longuement celle de Théophraste, plus étrange encore, selon lui, en ce qu’elle semble moins motivée. Quant au cri de Brutus, il le considère volontiers comme le dernier soupir de l’antiquité tout entière, au moment où va expirer l’âge de l’imagination. Brutus meurt le dernier des anciens, et il crie au monde qu’il s’est trompé dans sa noble espérance. A partir de ce jour-là, l’humanité dépouilla sa robe virile et entra dans les années de deuil et de triste expérience. Les sages, éclairés sur la vérité toute nue, durent chercher un autre recours, non plus contre la fortune, mais contre la