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vie elle-même. Rejetés de la terre, qui n’était plus tenable, ils émigrèrent ailleurs ; ils essayèrent (c’est Leopardi qui parle) des perspectives chrétiennes et de l’autre vie, comme consolation dernière.

Tel est le point de vue de Leopardi, le pôle fixe auquel il rapporte désormais tous ses jugemens et ses sentimens. Il considère Brutus comme le dernier des anciens, mais c’est lui, qui l’est. Il est triste comme un ancien venu trop tard. Il n’a pas voulu rendre son épée, et est près de s’en percer dix fois le jour. Mélancolie haute et généreuse, invincible attitude, fierté muette et indomptable, il y a dans ce désespoir aussi bien des traits d’originalité[1].

Notre âge a compté d’autres poètes et peintres du désespoir : Byron, Shelley, Oberman. Ces trois noms suffiraient pour parcourir une triple variété frappante d’incrédulité, de scepticisme et de spinosisme. Shelley abonde plutôt en ce dernier sens qu’il embellit, qu’il orne et revêt des plus riches couleurs ; on a volontiers chez lui l’hymne triomphal de la nature. Oberman, étranger à toute ivresse, promène sur le monde son lent regard gris et désolé. Byron, si capable de retour éclatant vers l’antique, est celui qui a le plus de rapports avec Leopardi ; et certes, l’un comme l’autre, ils durent méditer bien souvent ce sublime et désespéré monologue d’Ajax prêt à se tuer, en face de son épée. Mais Leopardi garde en lui, nous le répétons, ce trait distinctif qu’il était né pour être positivement un ancien, un homme de la Grèce héroïque ou de Rome libre, et cela sans déclamation aucune et par la

  1. Dans un article sur les Etudes d’Histoire romaine de M. Mérimée, M. de Rémusat, vengeant les anciens Romains de quelques accusations trop promptes, a dit : « Auprès des vices de Rome, au déclin même des anciennes mœurs, que d’exemples de dignité, d’empire sur soi, de mépris de la souffrance et du danger ! Auprès des violences sanglantes de quelques réactions passagères, quel respect habituel pour la vie des citoyens au milieu des luttes de la politique ! Il n’était point d’inimitié de parti, point d’accusation capitale, que le plus menacé des hommes ne pût conjurer à temps en s’exilant lui-même, et tel était leur amour pour ce qu’ils appelaient leur dignité, qu’ils ressentaient un voluptueux exil comme un cruel déshonneur, et que, dans une guerre civile, le vaincu qui pouvait aisément sauver sa tête, aimait mieux, sans effort et sans bruit, se faire égorger noblement par un esclave. Il y a, dans la manière de penser et de sentir des anciens, de telles différences dès qu’on les compare à nous, qu’il faut, si l’on ne veut leur faire injustice, les connaître tout entiers. A les juger dans l’ensemble, les Romains n’ont point usurpé cette admiration traditionnelle qui s’attache à leur nom. Nos idées et nos lumières ont pu améliorer l’ordre social, mais je ne sais si les hommes des temps modernes sont meilleurs pour être plus faibles, et les progrès ne sont pas des vertus. » Cette page est un beau commentaire de la manière de sentir de Leopardi.