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tendre parler de ce mort, à force de lire et relire ces lettres qui respiraient toutes une adorable piété filiale unie aux exaltations de la gloire, lettres d’enfant autant que de héros, caressantes et chevaleresques toutes écrites dans l’ivresse du triomphe, le lendemain d’un jour de combat, elle en était venue à se prendre pour lui de cette poétique affection qui s’attache à la mémoire des jeunes amis moissonnés avant l’âge. Peu à peu, ce sentiment étrange avait germé et s’était épanoui dans son sein comme une fleur mystérieuse : petite fleur bleue de l’idéal qui parfume le fond des ames, aux heures solitaires, Hélène se penchait sur son cœur pour la voir et pour la respirer. Comment se serait-elle défiée d’un rêve dont elle n’avait jamais entrevu la réalité ? comment aurait-elle pu s’effaroucher d’une ombre dont le corps dormait au tombeau ? Parfois elle emportait ces lettres dans ses excursions, comme elle aurait pu faire d’un livre aimé, et ce matin même, sur la pente des coteaux, assise sous un bouquet de trembles, elle en avait relu la plus touchante, celle dans laquelle Bernard envoyait à son vieux père le premier bout de ruban rouge qui avait brillé sur sa poitrine. Le bout de ruban s’y trouvait encore, terni par la fumée de la poudre et par les baisers du vieux Stamply. Hélène n’avait pu s’empêcher de songer que cela valait bien, à tout prendre, les œillets, les roses ou les camélias que M. de Vaubert portait toujours à sa boutonnière. Elle était donc revenue la tête et l’esprit tout remplis d’expressions de flamme, et de retour au château, à peine entrée dans le salon, on lui avait montré Bernard, Bernard ressuscité, Bernard debout et vivant devant elle. C’était plus qu’il n’en fallait à coup sûr pour surprendre vivement une imagination oisive, qui ne s’était jusqu’à présent exaltée que pour des chimères. L’apparition miraculeuse de ce jeune homme, qui ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait vu jusqu’alors, et qui ne répondait pas trop mal au type qu’elle s’en était formé confusément, la position de ce fils qu’elle croyait déshérité par la probité de son père, son air triste et grave, son attitude digne et fière, le belliqueux éclat de son front et de son regard ce qu’il avait enduré et souffert, enfin tous les détails de cette étrange journée avaient produit sur la belle enfant une impression romanesque et profonde ; mais trop loin de soupçonner ce qui se passait dans son être pour pouvoir s’en alarmer, Mlle de La Seiglière s’abandonnait sans trouble aux sensations qui affluaient en elle comme les flots d’une nouvelle vie. Cependant elle comprit que, puisque Bernard vivait, elle n’avait plus le droit de garder les lettres que le vieux Stamply lui avait confiées à son lit de mort. Près de s’en séparer, son cœur se serra ; elle