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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

les prit toutes une à une, les relut toutes une dernière fois, puis elle les glissa sous une même enveloppe, après avoir dit un silencieux adieu à ces amies de sa solitude, à ces compagnes de son désœuvrement. Cela fait, la jeune fille revint au balcon, et s’y tint quelque temps encore à regarder les étoiles qui scintillaient au ciel, la blanche vapeur qui traçait dans l’air le cours invisible du Clain, et la lune pareille à un disque de cuivre dont l’horizon rongeait les bords.

Quoiqu’il fît jour depuis plusieurs heures, Bernard se réveilla dans l’obscurité ; seulement un rayon de soleil venant on ne sait d’où coupait en deux l’appartement par une bande lumineuse dans laquelle tournoyait follement un essaim de petites mouches mêlées à un million d’atomes, poussière d’or dans un sillon de feu. Après être resté quelques instans plongé dans cet état de bien-être et de nonchalance qui n’est ni la veille ni le sommeil, tout d’un coup au mugissement sourd de la réalité qui commençait à lui arriver comme le bruit de la marée montante, il se dressa sur son séant, prêta l’oreille, et promena autour de lui un regard étonné. Le bruit se rapprochait, la marée montait toujours. Inquiet, éperdu, il se jeta à bas du lit, tira les rideaux, ouvrit les volets, et, l’esprit et les yeux illuminés en même temps, il vit clair à la fois dans sa chambre et dans sa destinée. L’aigle qui, après s’être endormi libre dans son aire, se réveillerait sur un perchoir, dans une cage de ménagerie, n’éprouverait pas un sentiment de rage et de stupeur plus sombre ni plus terrible que ne le fut celui de Bernard au souvenir de ce qui s’était passé la veille. Il se pressa le front avec désespoir, et se prodigua les noms de lâche, de parjure et d’infâme. Il fut tenté de jeter par la fenêtre les vases du Japon, la coupe aux pièces d’or, les babouches turques, le plateau de cigares, et de consommer l’expiation en se précipitant lui-même. Il voulut aller tordre le col à la baronne ; il chercha quel châtiment il infligerait au marquis ; Hélène elle-même, ne trouva point grâce devant sa colère. Immobile devant une glace, il se demandait si c’était bien son image qu’il y voyait se refléter. Était-ce donc lui en effet ? Traître en un jour à tous ses instincts, traître à ses opinions, à ses sentimens, à son origine, à ses devoirs, à ses résolutions, à ses intérêts même, il avait frayé avec la noblesse et accepté l’hospitalité des spoliateurs et des assassins de son père ! Par quel charme funeste ? par quel enchantement ténébreux ? Indigné de s’être fait jouer comme un enfant, convaincu que le marquis n’était qu’un vieux roué, et sa fille qu’une jeune intrigante élevée à l’école de Mme de Vaubert, dégagé de tous les liens dont on l’avait insidieusement enlacé, honteux et furieux à la fois de s’être