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venait développer complaisamment les suprêmes beautés de sa personne et les richesses naturelles de son organe. Toujours éblouissant, il n’essayait pas même de paraître profond, et, soit qu’il jouât le brûlant Orosmane ou le Glorieux, dont il avait été le modèle, il n’était jamais qu’un pompeux lecteur à qui on eût été tenté d’offrir l’eau sucrée académique. Autour de lui, et à son exemple, on dessinait de belles attitudes, on posait largement la voix, on phrasait avec élégance mais on ne jouait pas. La bienséance théâtrale n’admettait alors qu’une marche majestueusement cadencée et inconciliable avec les grands effets de scène. Un soir pourtant, à une représentation de Mérope, au moment où la mère désolée trahit son secret pour sauver son fils, l’actrice, entraînée par un élan de passion, franchit la scène en courant pour venir se placer entre Egysthe et le meurtrier. Ce bondissement de lionne, un cri parti des entrailles, étonnent le spectateur et l’actrice elle-même. L’éclair, si rapide qu’il fût, a laissé voir une manière nouvelle.

Âgée alors de trente-deux ans, Mlle Dumesnil tenait de la nature une organisation tragique riche et complète ; sa facilité d’exécution était si prodigieuse, qu’elle niait le pouvoir de l’étude chez les autres, et ne s’apercevait pas même du travail qui se faisait en elle-même. Sa diction ne perdait jamais l’accent de la grandeur, même lorsqu’elle était familière et distraite. Impatiente de frapper les grands coups, elle atténuait les redondances de la tirade, et, suivant une expression inventée pour elle, déblayait les détails inutiles. « Mais, a dit un excellent juge, Grandmesnil, de ces ombres qu’elle distribuait peut-être avec trop de profusion, partaient des éclairs et des tonnerres qui embrasaient toutes les ames. » Jamais actrice n’obtint des effets plus puissans, plus variés. Dans les émotions de la sensibilité, elle trouvait de ces larmes sympathiques, de ces cris de nature que l’art ne saurait imiter. Dans les grands mouvemens de passion, elle renouvela les prodiges de la scène antique. Lorsque terrible, l’œil en feu, la menace à la bouche, elle s’avançait à l’encontre du spectateur debout au parterre, on vit parfois cette foule mouvante, comprimée par la terreur, reculer en tremblant jusqu’au fond de l’enceinte, et s’y blottir de manière à laisser un espace vacant entre elle et cette femme qui lançait la foudre.

Ce qui me confirme dans la haute idée que je me suis faite du génie de Mlle Dumesnil, c’est le dépit haineux, implacable, d’une autre tragédienne, Mlle Clairon, digne d’occuper la seconde place au premier rang.