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Je suis frappé des points de ressemblance qui existent entre Mlle Clairon et Mlle Rachel. Toutes deux, dans leur bas âge, sont éprouvées par l’adversité. Leur première éducation dramatique est toute musicale : l’une chante l’opéra à Rouen et à Paris, comme l’autre à l’école de Choron. Mlle Clairon, engagée pour jouer les soubrettes, débute par Phèdre ; Mlle Rachel traverse le vaudeville pour arriver à la tragédie. Mêmes qualités d’articulation, même science dans le jeu muet, même supériorité dans les éclats d’ironie et de colère, dans les crises de la passion concentrée et oppressive. J’incline à croire que le jeu de Mlle Clairon n’était pas exempt d’emphase et de véhémence factice, et qu’à tout prendre elle fut moins heureusement douée que Mlle Rachel ; mais elle eut sur celle-ci l’avantage de venir à une époque où la rivalité des grands talens, où les exigences des bons juges, ne permettaient pas à l’artiste de se relâcher un instant. Leur existence était un combat. Il serait peut-être malheureux pour Mlle Rachel que la sienne continuât à n’être qu’une victoire.

On a remarqué que les tragédiennes dignes de ce nom ont toujours été moins rares que les tragédiens. La raison en est simples : les rôles destinés aux femmes dans la tragédie n’admettant que peu de nuances, sont en général plus francs et plus sympathiques que les rôles d’hommes dont la variété est infinie. Lekain agrandit considérablement l’importance et la difficulté des rôles de son emploi en concentrant tous les moyens imaginables d’intérêt sur chacune de ses conceptions. Disgracieux de sa personne, il possédait en revanche la parfaite intelligence, celle qui vient à la fois de l’esprit et du cœur. Sans amoindrir cette solennité de débit qui était de tradition sur la scène française, il n’enrichit par les nuances les plus variées, qu’il obtint en travaillant musicalement sa voix. Son ambition fut d’être un acteur tragique, dans le sens exact du mot. La mauvaise disposition matérielle de notre scène faisait obstacle à son dessein ; il persuada à un généreux amateur, le comte de Lauraguais, de sacrifier 40,000 livres pour disposer dans l’intérieur de la salle les balcons, c’est-à-dire ces banquettes d’avant-scène où les élégans venaient eux-mêmes se donner en spectacle. La réforme des costumes et des décors, les savans effets d’entrée, et de sortie, les larges jeux de scène, mille moyens nouveaux d’illusion devinrent possibles. Pour de spectateurs qui ne concevaient l’héroïsme qu’avec habit à la française, ce fut un saisissant coup de théâtre que de voir Ninias sortir du tombeau où il vient de tuer Sémiramis, les bras nus et ensanglantés, les vêtemens souillés, la chevelure en désordre.