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est en paix avec elle, on ne doit ni pousser ses sujets à la révolte ni miner sourdement ses moyens de défense et d’action. J’ajoute qu’il n’est pas d’esprit ou de cœur assez ferme pour aborder sans émotion l’idée d’une crise qui bouleversera peut-être l’Europe entière ; mais entre provoquer cette crise et la prévoir, entre travailler à la chute de l’empire et s’y séparer, la différence est immense. Examinons donc quelle paraît être à cet égard la politique des diverses puissances. Nous verrons ensuite quelle est celle de la France, et si elle suffit à toutes les éventualités.

Le gouvernement russe, on le sait suffisamment, n’est ni libéral ni philanthrope. De plus il n’y a pas derrière lui comme dans d’autres pays, une opinion publique qui le pousse. La Russie se mêle donc fort peu de la petite croisade humanitaire è la tête de laquelle se sont mises à Constantinople la France et l’Angleterre. Peu importe à la Russie que les sujets chrétiens soient plus ou moins bien traités ; peu lui importe que les renégats aient ou non la tête coupée. Si la Russie avait une préférence, ce serait même pour les mesures les plus acerbes, les plus iniques, pour celles qui porteraient le plus vite et le plus sûrement l’esprit de révolte au sein des populations. Mais parce que la Russie paraît en ce moment se tenir à l’écart, on aurait grand tort d’en conclure qu’elle agit peu. Pendant que la France et l’Angleterre obtiennent péniblement quelques adoucissemens aux rigueurs de la loi musulmane et quelques concessions, la Russie s’établit plus fortement que jamais à Sébastopol et à Odessa. Elle étend en outre ses relations dans les provinces, fait appel à l’esprit slave et à l’esprit chrétien, organise des hétairies dont elle tient les fils en sa main, s’efforce enfin, par tous les moyens, d’apparaître aux yeux des populations sujettes comme la puissance choisie par Dieu même pour mettre un terme à leur oppression. La Russie, en un mot, fait plus que de croire à la chute prochaine de l’empire ottoman, plus que de s’y préparer ; elle y pousse de toutes ses forces, ostensiblement et secrètement. Jusqu’à ce que Constantinople lui appartienne, la Russie regardera la mer Noire comme une prison. Or, quand on est en prison, on a hâte d’en sortir. Telle est la politique incontestable de la Russie, politique fort simple, fort intelligible, et qu’elle suit depuis Catherine II avec autant d’habileté que de persévérance.

Les projets de l’Angleterre sont moins clairs, moins faciles à saisir. L’Angleterre est, à vrai dire, partagée entre deux craintes : d’une part ; la crainte que la Russie ne s’établisse à Constantinople ; de l’autre, celle qu’il ne se forme sur les bords de la mer de Marmara et de la Méditerranée