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dans le drame convulsif, reculer devant les mêmes écueils et manifester des velléités de retour vers l’ancien répertoire.

Veut-on constater les résultats du naturalisme poussé jusqu’à ses dernières limites ? qu’on observe nos scènes secondaires, où la reproduction minutieuse de la réalité semble la mesure du mérite. Je pourrais signaler plusieurs acteurs de vaudeville qui sont dans certains rôles d’une exactitude frappante. Ils excellent, hélas ! à rabaisser jusqu’au trivial des compositions déjà trop communes ; ils se donnent beaucoup de peine pour exprimer la pensée comme on le fait da la vie ordinaire quand on ne s’y observé pas, c’est-à-dire par un mélange de remuemens confus et de sons inarticulés. C’est de la nature, entendons-nous dire ; oui, la nature du daguerréotype, sans idée, sans couleur, sans perspective. Il ne faut pas croire que tous ceux qui font preuve de mérite dans ce genre ingrat produisent sur le public une impression, proportionnée à leurs efforts. Lorsqu’ils arrivent à la popularité, c’est qu’ils ont assez de crédit pour obtenir qu’on fasse des rôles pour eux, qu’on les encadre dans des pièces exceptionnelles dont tout l’effet aboutisse à leur personne. Les succès qu’un seul artiste s’assure ainsi coûtent cher à bien d’autres. C’est le moyen de ruiner l’inspiration littéraire chez les écrivains, de décourager les jeunes acteurs qui se voient sacrifiés, d’affaiblir les directions théâtrales en les mettant à la merci d’une seule volonté.

Occupons-nous donc exclusivement des acteurs qui, voués à notre grand répertoire, ont à traduire poétiquement les réalités de la vie. À ceux-ci, le vague instinct de l’imitation ne suffit plus. La première de leurs qualités est peut-être l’indomptable vouloir, l’énergie du travail, tant est rude la tâche qu’ils entreprennent. Je ne veux pas dire que le travail peut suppléer le naturel ; c’est une hérésie que je laisse aux pédans. L’art théâtral, à quelque degré qu’on s’y place, exige une aptitude innée, une vocation. Celui-là ne deviendra pas acteur, qui, en entendant une voix mélodieuse, un accent venu du cœur, ne s’essaie pas intérieurement à les reproduire. Il n’est pas né pour la scène celui qui, en observant dans le monde l’allure d’un beau cavalier, ou une pose caractéristique dans un tableau, dans une statue, ne sent pas son corps s’assouplir par un mouvement involontaire et se dessiner d’après ces modèles. Mais, comme il n’est pas de nature, si distinguée qu’elle soit, qui n’ait contracté des habitudes mauvaises dans les hasards de la vie commune, je ne conçois pas qu’un talent solide se forme et se conserve sans un exercice persévérant. On me citera, je le sais, ceux qu’on appelle dans les coulisses des comédiens d’instinct.