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langage un large chemin vers l’unité sociale. Toutes ces populations sont unies aujourd’hui par une même langue littéraire, qui est celle de la branche la plus nombreuse des Illyriens, la langue serbe, idiome vulgaire de toute la côte de l’Adriatique depuis Capo-d’Istria jusqu’aux bouches de la Boïana, en Albanie, et des rivages du Danube depuis Vidin jusqu’aux approches de Pesth. Quand on se rappelle la prodigieuse anarchie de langues qui régnait, à l’entrée de ce siècle, parmi les Slaves du sud, quand on pense à ces systèmes d’orthographe, à ces littératures microscopiques qui se disputaient chaque coin de l’Illyrie, on ne peut s’empêcher d’admirer la constance déployée par les chefs de ce mouvement unitaire. Que de dégoûts, que d’obstacles il fallait surmonter ! Comment répondre à toutes les niaises objections du provincialisme et des intérêts de clocher ? Le succès a cependant couronné les efforts des unitaires, et on s’étonnera davantage encore de ce succès inattendu, quand on saura qu’il est dû presque entièrement à un seul homme, à Liudevit Gaï[1].

N’est-il pas naturel que, sortis vainqueur d’un tel combat, les unitaires illyriens, dans l’ivresse de leur triomphe, en aient exagéré les conséquences ? Représentant en politique l’école française ou centralisatrice, ils devaient être portés à l’esprit d’exclusion ; cette tendance, poussée à l’extrême, a fait leur malheur. A force de tout rapporter à un principe unique, de condenser pour ainsi dire en une seule famille tous les peuples d’Illyrie, ils ont fini par s’aliéner quiconque n’était pas membre de ce peuple élu, et un jour ils se sont trouvés seuls en face des Allemands et des Maghyars conjurés. Sur un champ de bataille, ils n’auraient pas fléchi ; dans les chancelleries, que pouvaient-ils contre toute la noblesse et la bureaucratie de l’empire ? Ils ont dû, en vrais Slaves, faire comme le roseau, et ils attendent, la tête courbée, que l’orage passe.

L’orage passera, et l’avenir verra l’Illyrie se relever avec des forces nouvelles. Ses émancipateurs n’oublieront plus surtout que, destinée à remplacer la race allemande à la tête de l’empire d’Autriche, la nationalité illyrienne doit, comme cet empire, présenter des élémens complexes. Tout en défendant leur race contre d’injustes et absurdes projets d’absorption, il ne parleront plus de se séparer des Maghyars,

  1. Fondateur et directeur de la Danitsa, une des plus intéressantes revues slaves, et du journal politique d’Agram. On a trop ignoré jusqu’à ce jour les progrès remarquables faits par les littératures de l’Europe orientale depuis un demi-siècle. Nous nous proposons de consacrer plus tard quelques études à ce riche et vaste sujet.