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levait sa blonde tête et fermait avec un sourire la blessure que, son père avait faite. Mlle de la Seiglière, qui continuait de croire que ce jeune homme était au château dans une position pénible, humiliante et précaire, n’avait d’autre préoccupation que de la lui faire oublier, et cette erreur valait à Bernard de si doux dédommagemens, qu’il supportait avec une héroïque patience dont il était étonné lui-même les étourderies de l’incorrigible vieillard. D’ailleurs, quoiqu’ils ne s’entendissent sur rien, Bernard et le marquis en étaient arrivés à se prendre d’une espèce d’affection l’un pour l’autre. Le caractère ouvert du fils Stamply, sa nature franche et loyale, son attitude ferme, sa parole brusque et hardie, l’exaltation même de ses sentimens toutes les fois qu’il était question des batailles de l’empire et de la gloire de son empereur, ne répugnaient pas au vieux gentilhomme. D’un autre côté, les chevaleresques enfantillages du grand seigneur agréaient assez au jeune soldat. Ils chassaient ensemble, couraient à cheval, jouaient au billard, discutaient sur la politique, s’emportaient, bataillaient, et n’étaient pas loin de s’aimer. — Ma foi ! pensait le marquis, pour un hussard, fils de manant, ce brave garçon n’est vraiment pas trop mal. — Eh bien ! se disait Bernard, pour un marquis, voltigeur de l’ancien régime, ce vieux bonhomme n’est pas trop déplaisant. — Et le soir en se quittant, le matin en se retrouvant, ils se serraient cordialement la main.

L’automne tirait à sa fin ; l’hiver fit sentir plus vivement encore à Bernard les joies du foyer et les délices de intimité. Depuis son installation au château, on avait cru devoir éloigner par prudence la tourbe des visiteurs. On vivait en famille : les fêtes avaient cessé. Bernard, qui avait passe le précédent hiver dans les steppes hyperborées, ne songea plus à résister aux séductions d’un intérieur aimable et charmant. Il reconnut qu’en fin de compte ces nobles avaient du bon et qu’ils gagnaient à être vus de près ; il se demanda ce qu’il serait devenu, triste et seul, dans ce château désert ; il se dit qu’il manquerait de respect à la mémoire de son père en agissant de rigueur contre les êtres qui avaient égayé la fin de ses jours, et que, puisqu’on ne lui contestait pas ses droits, il devait laisser au temps, à la délicatesse et à la loyauté de ses hôtes, le soin de terminer convenablement cette étrange histoire, sans secousses, sans luttes et sans déchiremens. Bref, en s’abandonnant mollement à la dérive du flot qui le berçait, il ne manqua pas de bonnes raisons pour excuser à ses propres yeux et pour justifier sa faiblesse. Il en était une qui les valait toutes ; ce fut la seule qu’il ne se donna pas.