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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

Le temps fuyait, pour Hélène, léger et rapide ; pour Bernard, rapide et léger. Il n’était pas besoin d’une bien grande perspicacité pour prévoir ce qui s’allait passer outre ces deux jeunes cœurs ; mais notre gentilhomme, qui s’entendait en amour comme en politique, ne devait pas aborder l’idée que son sang pût s’éprendre pour celui de son ancien fermier. D’une autre part, Mme de Vaubert, qui, avec toutes les finesses de l’esprit, n’avait jamais soupçonné les surprises de la passion, ne pouvait pas raisonnablement supposer que la présence de Bernard dût éclipser l’image de Raoul. Mlle de La Seiglière ne le supposait pas davantage. Cette enfant se doutait si peu de l’amour, qu’elle croyait aimer son fiancé ; et, se reconnaissant devant Dieu l’épouse de M. de Vaubert, vis-à-vis de Bernard croyant n’être que généreuse, elle s’abandonnait sans défiance au courant mystérieux qui l’entraînait vers lui.

Elle comparait bien parfois la jeunesse héroïque de celui-ci à l’existence oisive de celui-là ; parfois, à la lecture des-lettres de Raoul, songeant aux lettres de Bernard, elle s’étonnait bien de trouver la tendresse de l’amant moins brûlante et moins exaltée que ne l’était la tendresse du fils ; quand, l’œil étincelant, le front illuminé de magiques reflets, Bernard parlait de gloire et de combats, ou qu’assis auprès d’elle il la contemplait en silence, Hélène sentait bien remuer dans son sein ému quelque chose d’étrange qu’elle n’avait jamais éprouvé en présence de son beau fiancé ; mais comment aurait-elle pu deviner l’amour aux tressaillemens de son être, elle qui, jusqu’alors, avait pris pour l’amour un sentiment tiède et paisible, sans trouble et sans mystère, sans douleur et sans joie ? Enfin, Bernard lui-même s’enivrait à son insu du charme qui l’enveloppait, et c’est ainsi que ces deux jeunes gens se voyaient chaque jour, en toute liberté comme en toute innocence, s’efforçant de se faire oublier l’un à l’autre leur position respective, Hélène redoublant de grâce, Bernard d’humilité, et ne comprenant pas l’un et l’autre que, sous ces adorables délicatesses, l’amour s’était déjà glissé. Cependant il arriva qu’un jour ils en eurent simultanément une vague révélation.

Peu de temps avant l’arrivée de Bernard, par une de ces fantaisies de jeunesse assez familières à la vieillesse du marquis, celui-ci avait fait l’acquisition d’un jeune cheval pur sang limousin qui passait pour indomptable, et que nul encore n’avait pu monter. Hélène l’avait appelé Roland, par allusion sans doute au Roland furieux. Un pauvre diable, qui se donnait pour un centaure, s’étant avisé de vouloir le soumettre, Roland l’avait désarçonné, et le centaure s’était cassé les