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le contraire de ce que fait ma personne. Alors vous serez sages. Adieu, femmes ! »


Dans sa dernière pièce, les Drogues d’amour, imitée de Tirso de Molina, Gozzi avait mis un rôle de fate ridicule et impertinent. Le public, habitué aux allusions satiriques, voulut absolument que ce personnage fût le seigneur Gratarol, connu à Venise pour sa sottise et sa fatuité. La pièce n’était pas même achevée que ce bruit se répandait déjà, et qu’on se promettait quand même de reconnaître Gratarol. Ce jeune homme, averti par ses amis, voulut empêcher la représentation. Une querelle interminable commença, d’abord selon les lois du point d’honneur, ensuite par devant des arbitres et des tribunaux. Gozzi, pour mettre fin à ces ennuis, retira sa pièce ; mais Sacchi s’attendait à de bonnes recettes, précisément à cause du scandale, et fit tout au monde pour avoir les Drogues d’amour. Gratarol était parti pour la Suède, comme attaché à l’ambassade de Stockholm ; Gozzi se laissa arracher sa comédie. On ne manqua pas de trouver la ressemblance frappante et d’applaudir le Gratarol. Une nouvelle guerre de mémoires, de justifications, d’assignations et d’arbitrages, recommença au retour de l’ambassade. Les détails en sont fort ennuyeux, et Gozzi en a fait un gros volume où sa verve lutte en vain contre un sujet ingrat. Au milieu de ces débats, l’année 1797 était arrivée. Les armées républicaines et les graves évènemens qu’elles apportèrent à leur suite éteignirent tous les petits intérêts. On ferma tous les théâtres, et la politique régna seule à Venise. Gozzi assista à la chute de son pays, aux trahisons, aux folies de la magnifique seigneurie, l’abandon méprisant du général français, à l’entrée des baïonnettes allemandes, à l’élection dérisoire du doge Manino, son ami. Dieu sait ce qu’étaient devenus dans ce conflit les Pantalons et les Truffaldins ! On n’en entendit plus jamais parler, et l’année de la mort de Charles Gozzi n’est pas même connue. On ne savait pas non plus l’année de sa naissance. Ce génie bizarre passa comme une de ces comètes dont on n’a pas eu le temps d’étudier la marche. Aussitôt qu’on ne le vit plus, on l’oublia, et on revint à Goldoni par la pente inévitable de la routine.

A quel point cet injuste oubli a été poussé en Italie, et particulièrement à Venise, c’est ce que j’aurais refusé de croire si je ne l’avais vu par moi-même. Au mois d’octobre 1843, étant à Venise, je cherchais sur les affiches de théâtre une pièce qui ne fût pas traduite du français. On joua un soir, au théâtre Apollo, une comédie de Goldoni, et je pris un billet. Au premier mot, je reconnus le Dépit amoureux, grossièrement transformé. Dans mon désappointement, je sortis en