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disant qu’il n’y avait pas moyen de voir en Italie une pièce italienne, et que Gozzi avait eu bien raison de se moquer des plagiaires. Mes voisins se mirent en fureur contre moi, et me soutinrent en face que leur Goldoni était trop riche pour voler les autres, et que les Amans querelleurs ne devaient rien à personne, ce qui ne me persuada point. Le lendemain je demandai chez plusieurs libraires les comédies de Gozzi ; à peine si on savait ce que je voulais dire. Enfin, dans une petite boutique, on me tira de la poussière un vieil exemplaire oublié sur un rayon depuis quarante ans, et on me donna les dix volumes pour le prix du papier.

Lorsque Gozzi, jetant un regard inquiet sur ses œuvres, s’était effrayé de leur originalité, le pressentiment qui lui représentait ses fables oubliées et les oripeaux de Goldoni sortant de l’eau n’était pas un effet du hasard. Il sentait que le mot de régulière attaché à l’œuvre de Goldoni serait un jour le morceau de liége qui devait l’arracher du fond des lagunes. Les véritables poètes, les hommes de fantaisie, « qui ne vivent pas d’emprunt et ne se parent peint de plumes du paon, » n’auront jamais pour eux que la minorité des gens intelligens et éclairés. Cette minorité leur fait rarement défaut mais une immense majorité se prononcera toujours pour ceux qui suivent les chemins battus ; elle reviendra là où est l’ornière, et laissera ceux qui ne marchent sur les traces de personne se perdre dans l’oubli. Le sort du poète de fantaisie sera donc, non-seulement d’être oublié, mais encore de reparaître, au bout d’un certain temps, comme une nouveauté sous le nom d’un autre. Certes, lorsque Hoffmann se mit à imaginer ses personnages bizarres, on ne douta pas qu’il n’eût puisé ces excellentes folies dans sa cervelle : cependant on ne peut nier qu’il se soit inspiré de Gozzi. Le portrait de Crespel, celui de maître Abraham avec sa redingote couleur fa bémol celui de Jean Kreissler avec son archet à la ceinture en guise d’épée, ne sont pas plus hardis que celui du patricien N…, avec ses armes de la bataille de Lépante. Les bottines étonnantes du joueur d’échecs cèdent encore le pas à celles de l’archevêque Turpin. Qui eût osé soupçonner la Vie d’Artiste de ne pas être un souvenir de jeunesse raconté par Hoffmann avec tous ses détails les plus exacts ? Cependant on ne sait plus qu’en penser en voyant que Gozzi trente ans auparavant écrivait un chapitre semblable dans sa peinture de la compagnie Sacchi. La chanteuse Teresa aurait-elle été aussi capricieuse dans ses amours avec le maître de chapelle, si la Teodora Ricci n’eût pas fait damner le poète comique vénitien ? Le chagrin et les déceptions d’Hoffmann se sont bien augmentés de ceux de