Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 8.djvu/712

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Gozzi. Quant aux méprises de L’enchaînement des Choses, du Pot d’Or et de Zacharie, ce sont absolument des amplifications du chapitre des Contratempi. Hoffmann a beaucoup loué Gozzi et vanté ses pièces fiabesques, sa poésie, les caractères comiques de son théâtre, et tout ce qui n’avait aucun rapport avec les contes fantastiques ; mais il s’est bien gardé de parler du reste, et cependant comment croire que l’histoire de l’oncle Constantin Zucalà, le portrait du sénateur botté à la Turpin, et l’aventure du palais envahi par les cuisiniers, n’aient pas frappé Hoffmann bien plus vivement que les autres morceaux ? — Ajoutons que, sans le poète astrologue Burchiello, il n’y aurait pas eu de Néophobus ; que si la Tartane n’eût pas coulé à fond les faiseurs de galimatias et les novateurs vénitiens, nos fabricateurs de mots n’eussent pas essuyé sous cette forme la fine et terrible bordée que Nodier leur envoyait il n’y a que deux ans. Gozzi a encore sur ses imitateurs l’avantage d’avoir écrit en vers. Il n’est ni juste ni décent que ses inventions soient introduites en France de seconde main, tandis que le véritable créateur d’un genre original et applaudi n’est qu’à peine connu de nous.

Si je n’ai pas réussi à donner de ce poète aimable l’opinion qu’il mérite, ses ouvrages sont là, le lecteur peut les ouvrir sans avoir à craindre d’y trouver de l’ennui, car Gozzi écrivait pour un public bien plus léger et plus impatient que nous. On ne s’inquiétait guère à Venise des lois du bon goût, ni des leçons sur la dépravation des mœurs, ni des colères de l’académicien solitaire contre les patois barbares ; il fallait d’abord amuser son monde. Une minute d’ennui eût tout perdu et renvoyé les spectateurs immédiatement d’un théâtre à l’autre. Charles Gozzi savait cacher son, but moral au littéraire sous l’apparence du plaisir et de la récréation ; derrière la nourrice racontant des histoires aux petits enfans, on reconnaît sans peine le philosophe. Cet alliage de la force satirique, du bon sens critique, du merveilleux oriental, du fantastique et de la pantalonnade italienne, a quelque chose d’étrange et de surprenant, comme l’existence de Venise elle-même. C’est bien de la ville féerique des lagunes que ce génie complexe devait sortir, et le public français, qui a le privilège de distinguer et d’aimer ce qui se fait de bon en tous pays, ne refusera pas à Charles Gozzi une place dans son estime.


PAUL DE MUSSET.