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nos princes chassent, on danse à la cour ; le peuple est heureux, la canaille a le ventre plein ; que voyez-vous en tout ceci qui doive nous alarmer ?

— Voici trente ans, nous ne tenions pas un autre langage ; dit le marquis en ouvrant sa tabatière et en y plongeant délicatement le pouce et l’index ; la canaille avait le ventre plein, nos princes chassaient, on dansait à la cour, sa majesté se portait à merveille ce qui n’empêcha pas, un beau matin, le vieux trône de France de craquer, de crouler, de nous entraîner dans sa chute, et de nous ensevelir, morts ou vivans, sous ses décombres. Vous demandez ce qui se passe ? Ce qui se passait alors : nous sommes sur un volcan.

— Vous êtes fou, marquis, dit Mme de Vaubert, qui, tout entière à ses préoccupations et médiocrement convaincue d’ailleurs de l’opportunité d’une discussion politique entre onze heures et minuit, ne crut pas devoir prendre la peine de relever et de combattre les opinions du vieux gentilhomme.

— Je vous répète, Madame la baronne, que nous sommes sur un volcan. La révolution n’est pas morte ; c’est un feu mal éteint qui couve sous la cendre. Vous le verrez au premier jour éclater et consumer les débris de la monarchie. Il est un autre où se réunissent un tas de vauriens qui se disent les représentans du peuple ; c’est une mine creusée sous le trône et qui le fera sauter comme une poudrière. Les libéraux ont hérité des sans-culottes ; le libéralisme achèvera ce qu’a commencé 93. Reste à savoir si nous nous laisserons encore une fois écraser sous les ruines de la royauté, ou si nous chercherons notre salut dans le sein même des idées qui menacent de nous engloutir.

— Eh ! marquis, dit la baronne, c’est bien de cela qu’il s’agit. Vous vous préoccupez d’un incendie imaginaire, et vous ne voyez pas que votre maison brûle.

— Madame la baronne, s’écria le marquis, je ne suis point égoïste, et je puis dire hautement que l’intérêt personnel ne fut jamais mon fait ni ma devise. Que ma maison brûle ou non, cela importe peu. Ce n’est pas de moi qu’il s’agit ici, c’est de notre avenir à nous tous. Qui se soucie, en effet, que la race des La Seiglière s’éteigne silencieusement dans l’oubli et dans l’obscurité ? Ce qu’il importe, madame, c’est que la noblesse de France ne périsse point.

— Je suis curieuse de savoir comment vous vous y prendrez pour que la noblesse de France ne périsse point, répliqua Mme de Vaubert, qui, à cent lieues de soupçonner le but où tendait le marquis, n’avait