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s’abandonner naïvement à toutes uses idées, s’en fiant, pour ne pas tomber dans l’excès, à une certaine modération naturelle. Telle est l’originalité de Montaigne, et il serait injuste de ne la trouver pas de bon aloi. Mais l’originalité par laquelle un écrivain, différant des autres hommes par le caractère, l’humeur, la condition, et généralement par les circonstances extérieures, ne fait attention qu’aux points qui le rendent semblable à tout le monde, me paraît d’un ordre plus relevé. C’est là l’originalité de Descartes, et quelle plus belle sorte d’originalité y a-t-il que d’être si libre de toutes les circonstances extérieures, que les vérités qu’on exprime ne portent la marque ni d’un temps, ni d’un lieu particulier, ni même de l’homme qui les exprime ? Point d’originalité sans une intime et complète conformité avec les autres hommes ; point d’originalité sans vérité. Et l’originalité sera d’autant plus grande que cette conformité sera plus générale, que cette vérité sera plus d’obligation.

D’après ce principe, l’autorité qui se fait sentir dans Descartes est une qualité plus originale que la complaisance de Montaigne, en proportion de ce que la discipline est plus conforme à l’esprit humain que la liberté. Qu’est-ce, en effet, que la société elle-même, sinon une vaste discipline ? Les gouvernemens, les lois, les religions, l’art, qui comprennent tous les besoins de l’homme, que sont-ce qu’autant de disciplines particulières, répondant à chacun de ces besoins ? L’intérêt d’être conduit n’est-il pas plus pressant que celui d’être libre ? Et qu’est-ce que la liberté elle-même, sinon le règlement de droits qui pourraient s’entre-nuire ? C’est ce besoin de règle, dont l’excès engendre les sectes, les corporations, sortes de sociétés qui ne se trouvent pas suffisamment réglées par la société générale, et qui s’emprisonnent dans une discipline plus étroite ; et il se fait presque plus de fautes par l’ardeur d’obéir que par le besoin d’être libre. Si cela est vrai de l’esprit humain en général, combien ne l’est-ce pas plus encore de l’esprit humain en France, dans la seule des nations modernes qui ne prétende conquérir que pour régler ? Aussi ne suis-je point surpris d’y voir une grande époque devenir tout entière cartésienne, tandis que les invitations de Montaigne à la liberté et au doute étaient négligées. Et Descartes lui-même n’est-il pas une preuve éclatante que la liberté n’est que le droit d’échanger une mauvaise discipline contre une meilleure ? Car, s’il représente la liberté par rapport à la fausse discipline du moyen-âge, ne représente-t-il pas l’autorité et la bonne discipline par rapport aux temps modernes ?

Il est un autre point par où Descartes est plus véritablement original