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l’Homme, nous sommes-nous étonné de l’excessive admiration qu’elle a inspirée à quelques personnes et de la solennelle adjuration que l’un des écrivains périodiques les plus puissans de l’Angleterre a cru devoir adresser à l’auteur. Il eût semblé, en vérité, que le salut du monde était dans la main de l’écrivain anonyme. Pour être dangereux, il faut se faire lire, et, à moins d’un grand courage, personne n’arrive au bout de cette épopée. Douze livres ou chants, chacun de deux mille vers, composent un tout formidable, presque entièrement usurpé par des harangues qui ne finissent pas et des portraits énergiques ; il n’y a point là de quoi faire une révolution. L’œuvre, en définitive, est d’un ennui mortel ; il y règne cette latitude de style, cette impuissance à se contraindre, cette indiscipline volontaire, ce parti pris de diffusion, si opposés à l’art, et que toute l’Europe subit aujourd’hui. Sans concentration, point de génie. Créer, c’est concentrer ; dissoudre, c’est détruire. Il en est du style comme des métaux précieux, un tissu lâche leur enlève toute valeur : c’est Dante à côté de Marini, la pierre-ponce près du diamant ; avec ses pores et sa fragile souplesse, celle-ci brille sous le ciseau qui la polit, mais cet éclat n’est pas celui de l’or, le plus solide des métaux. Malheureusement, la plupart des modernes bâtissent en pierre-ponce ; ils en font des palais, des villages, des villes. Ce grand défaut des écrivains présens, ou plutôt du public qui les accepte sans les avertir, sans les juger, et même sans jauger les océans de papier noirci qu’on lui présente, domine étrangement chez les écrivains populaires, et bien plus encore dans l’épopée d’Ernest que dans l’œuvre funèbre du chartiste Thomas Cooper.

Au centre de la fable assez mal tissue que l’auteur d’Ernest n’a pas eu grand’peine à inventer, ni M. d’Israëli à reproduire, un jeune ministre calviniste dissident, Arthur Hermann, fils de paysans pauvres, et qui ne doit qu’à lui-même son éducation, apparaît comme le symbole de l’insurrection légitime et le meneur de la révolte. Il a deux motifs de haine contre la société : le dédain que lui ont montré les seigneurs du lieu et son amour pour la fille d’un fermier nommé Hess. Un gentilhomme ruiné pur ses débauches et par ses dissipations lui dispute la main de la jeune fille, et cette rivalité achève de le déterminer en faveur de l’insurrection, dans laquelle ils s’engagent l’un et l’autre. Quant au fermier, la dîme a détruit son revenu, et les procès qu’il a soutenus contre le recteur à propos de cette même dîme ont achevé sa perte. Un berger et un vieillard qui joue de la harpe, personnage évidemment copié sur le vieux Harfenspieler de Wilhelm Meister complètent cette étrange liste de personnages ; les contrebandiers de