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sommes, a été un enfer, que les ames les plus nobles se sont empressés de fuir. En détruisant les formes de gouvernement et brisant les institutions comme les religions, on rendra aux forces humaines leur développement normal ; le triomphe de notre race sur les puissances matérielles, déjà plus qu’à demi domptées, suivra son cours nécessaire et assurera le bien-être universel.

Telle est l’utopie de l’auteur. L’exagération et la violence de ses théories, se perdant au milieu d’une phraséologie obscure et d’un chaos de peintures vagues, enlèvent à son poème la plus grande partie de la valeur qu’il pourrait avoir sous le rapport de l’art ; il manie sans habileté la strophe élégante que Spencer a empruntée à l’Italie ; il est diffus, emphatique, confus, et s’embarrasse dans le grandiose, qu’il accumule ; il ressemble à Dante, son modèle, comme le peintre Fuessli à Michel-Ange. C’est comme signe du temps, comme symptôme caractéristique du mouvement général des classes inférieures à travers l’Europe, et spécialement en Angleterre, qu’il est important d’arrêter sur lui l’attention.

Deux manifestations semblables avaient eu lieu en Angleterre il y a plusieurs années, l’une dans un poème intitulé : Ernest, supprimé par l’auteur lui-même, l’autre dans les Corn-Law-Rhymes, qui valurent à Ebenezer Elliott une juste célébrité, et dont nous aurons à nous occuper bientôt.

Ernest ou la Régénération sociale[1], tel est le titre du poème, offre les traces d’un talent bien plus réel que le Purgatoire des Suicides. Sous une forme romanesque et horriblement diffuse, l’auteur anonyme a placé son utopie de l’avenir, c’est-à-dire la répartition égale des propriétés, la loi agraire, la destruction des hiérarchies. Bien que l’Allemagne passe pour le lieu de la scène, tous les personnages y sont anglais, et, ce qui n’a été remarqué de personne, le plan coïncide exactement avec celui dont M. d’Israëli jeune a fait usage dans son dernier roman de Sybil. Les deux ouvrages nous montrent un gentilhomme qui devient patriote, un dissident qui pousse à la réforme, une troupe organisée de fanatiques politiques et religieux qui veut cueillir, sur les ruines des institutions présentes, ce rameau d’or, talisman qui doit conduire les peuples à la prospérité. Beaucoup d’éloquence, de fermeté, de véhémence, ne compense point l’absence d’incidens, le défaut d’action, et par conséquent le manque d’intérêt. Aussi, après avoir lu cette amplification du Contrat social et des Droits de

  1. Ernest, or Political Regeneration (unpublished), 1839.